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Gīta, participe passé du verbe gai, signifie chanté et il existe un certain nombre de noms issus du même verbe, tels que gāna ou gītaka, pour désigner un chant. L'utilisation de ce participe au féminin, gītā, sous-entend qu'il s'applique à un nom du même genre tel que vāc: la parole, l'exposé ou le sermon. L'orateur de ce sermon est Bhagavān, Celui qui fait l'objet de vénération. C'est le nom le plus utilisé pour invoquer Dieu en Hindustan, celui qu'on prononce dans la conversation de tous les jours pour dire: "Are Bhagavan! (vocatif pour Bhagavat dont Bhagavān est le nominatif) O mon Dieu! Qu'est ce qui m'arrive? Quel tour m'avez-vous joué? ou Merci de m'avoir sorti de cette situation difficile." En tout état de cause Bhagavān ne signifie ni Le Seigneur (Īṡa, Īṡvara, Prabhū...), ni Le Bienheureux comme on le lit dans certaines traductions, et il importe de lui donner son sens propre car il a été choisi judicieusement comme c'est toujours le cas pour le titre d'un Upaniṣad. En effet le Chant ou la Gītā est un Upaniṣad (enseignement révélé), le Gītopaniṣad pour être précis (contraction de Gītā-upaniṣad) et son thème central de réflexion est la dévotion: bhakti. S'il arrive que l'adjectif bhagavat prenne le sens d'heureux ou prospère c'est pour désigner une personne qui a reçu beaucoup d'offrandes en signe de vénération, car c'est l'usage d'en faire à ceux qu'on vénère (les deva's, les ancêtres, les brāhmaṇa's et bien entendu Bhagavān). Pour conclure concernant le titre de cet Upaniṣad, il s'agit donc du "Chant de Dieu le Vénéré", et ce titre indique que l'un de ses principaux enseignements, est celui de la dévotion. La personne dont les pensées en sont imprégnées et qui dévoue les résultats de tous ses actes à Dieu n'a plus à craindre de commettre des erreurs; elle trouve la paix et le bonheur dans l'abandon. Par conséquent, si ce chant n'est pas à proprement parler celui du Bienheureux, il est par contre un enseignement du bonheur pour celui qui l'écoute. Kṛiṣṇa n'adopte pas pour ce faire un ton péremptoire. En ami bienveillant Il donne des conseils et explique les différentes voies du yoga qu'on peut suivre pour parvenir à Lui, puis Il conclut par: réfléchis-y et fais comme tu l'entends (ṡloka 63 de la section 18). Si tu es sûr d'avoir tout bien compris, oublie les précis de philosophie et les rituels, contente-toi d'écouter ton cœur car la voix que tu y entendras est la mienne. Le texte de ce chant est limpide et peut se passer d'explications, sinon des précisions sur la terminologie employée qui est très précise, surtout dans les exposés de logique (sāṅkhya). Il est dense aussi et la lecture d'un ṡloka (vers) le matin suffit à alimenter la réflexion matinale (ou nocturne pour celui l'a ouvert pendant une insomnie).

Concernant maintenant sa traduction, ce texte sacré est resté inconnu en occident jusqu'au début du 19ème siècle mais, depuis lors, il n'a cessé d'inspirer les écrivains et philosophes. Une version en versification anglaise de la Bhagavad Gītā fut publiée par Sir Erwin Arnold en 1885 (suivant d'un siècle celle en prose de Charles Wilkins en 1785). Cette œuvre méritoire n'en est pas moins empreinte d'altérations par un auteur qui a cherché à transposer son message dans un langage chrétien. Il en est de même de la plupart des autres traductions en anglais ou en allemand. La traduction en langue anglaise la plus populaire de nos jours est celle de Swami Prabhupāda, que l'on ne peut, contrairement aux précédents, soupçonner d'altérer l'œuvre en raison de son origine culturelle. Cependant il n'a pu éviter involontairement d'interpréter le texte dans sa traduction et surtout dans ses commentaires, en conformité avec ses convictions personnelles. Certains y voient principalement un exposé de la philosophie sāṅkhya, d'autres un exposé sur le yoga par Le Maître en la matière et d'autres encore une invitation à choisir la voie de la dévotion sans partage (bhakti). En vertu de cela, lorsqu'ils le traduisent, ils choisissent dans leur vocabulaire les mots qui servent leur point de vue, ingénument je n'en doute pas. Moi-même j'y ai vu tout cela à la fois ou successivement, et je reviens toujours sur la traduction de chaque ṡloka en repensant au choix des mots, à leur juxtaposition et à ces nombreux préfixes dont se délectaient les utilisateurs de cette langue magnifique pour préciser la nuance qu'ils voulaient donner à chaque verbe (nuance qui est souvent perdue dans la traduction). Certain que le message ne pouvait manquer d'atteindre le lecteur, je me proposais dans un premier temps de lui soumettre une traduction aussi fidèle que possible sans faire de commentaires (autres que des remarques en bas de pages sur les différentes significations des termes employés, leur étymologie, de possibles variantes dans la traduction) pour qu'il puisse se faire une opinion par lui-même. Cependant, il est pratiquement impossible de traduire un texte sans l'altérer via le filtre de sa propre compréhension et de la langue. En fait nos pensées elles-mêmes sont exprimées avec des mots dans une langue donnée et ne sont que des traductions de ce que nous percevons, ressentons ou concevons. Aussi, lorsqu'on lit un texte dans une langue étrangère, est-il préférable si possible de le penser dans la même langue car les mots n'ont pas d'équivalent exact. C'est bien le problème avec les textes religieux: on leur a fait dire à peu près tout ce qu'on voudrait. Promettre une traduction fidèle est en soi un mensonge. Toute traduction implique une part de trahison. Peut-on espérer traduire la pensée de l'auteur? Alors que (Kṛiṣṇa mis à part sans doute) lui-même s'est probablement senti trahi par ses propres mots qui ne traduisaient qu'imparfaitement sa pensée. Dans la Gītā, Kṛiṣṇa a utilisé des mots compatibles avec le contexte culturel de l'époque et il a choisi de faire ce sermon à Arjuna dans des circonstances qui peuvent paraître choquantes à un lecteur moderne, puisqu'ils sont sur un champ de bataille (choix judicieux cependant). Respectivement ce dernier doit faire l'effort de se mettre dans la peau d'un guerrier "sans peur et sans reproche", qui réalise soudain qu'il se trouve dans une situation ingérable et qui jette les armes, les jambes coupées. Le contenu de la Bhagavad Gītā est limpide et le choix de chaque mot est pesé pour véhiculer un message précis, à quelques exceptions près pour des raisons poétiques. De ce point de vue, une traduction mot à mot en respectant la syntaxe serait la plus juste car la place des mots dans une phrase sert à mettre en valeur ce qui est essentiel dans son contenu. Cependant elle prêterait parfois à équivoque puisque le texte est composé en ṡloka's, vers dans lesquels les mots sont arrangés phonétiquement pour conférer un rythme à leur ensemble; certains sont omis ou au contraire répétés volontairement, parfois pour faire des jeux de mots ou rendre plus évidentes des symétries dans les concepts. Le ṡloka ou anuṣṭubh est un mètre de 4 pāda (pieds ou lignes), chacun composé de huit syllabes qui forment des séquences ordonnées de sons longs et courts: souvent tātātā|tātatā|tatā (ā étant une voyelle longue et a une voyelle courte). Une traduction mot à mot n'est par ailleurs honnête vis à vis du lecteur que si on lui enseigne les règles grammaticales de la langue (en particulier la syntaxe), qui expriment les traditions dans l'expression des pensées. L'exemple le plus évident est celui des deux auxiliaires être et avoir de la langue française. Il n'y a pas de verbe avoir en saṁskṛit mais au moins trois verbes être: 1) être dans l'absolu, certainement (as); 2) être présent à un moment donné ou actuellement, devenir ou apparaître dans l'univers spatio-temporel (bhū); 3) être occasionnellement ou possible, pouvoir être trouvé, dans le sens de "il y a" en français (vid). Le français ou l'anglais laissent l'interlocuteur dans l'incertitude la plus complète: interprète ce verbe être comme il te conviendra. Quant au ṡloka 2.16 ( Nāsato vidyate bhāvo nābhāvo vidyate sataḥ) il se résume à une La Palissade si l'on n'a pas saisi la nuance entre les 3 formes du verbe être qu'il juxtapose. Par ailleurs, l'emploi intensif du verbe avoir et du génitif dans une langue est assez significatif de l'importance que la personne qui l'utilise accorde à son ego. La déclinaison des mots saṁskṛit's inclut certes une forme génitive (un cas) ainsi qu'une forme ablative et des suffixes traduisant la qualité ou la matière dont sont faites les choses (tva, mat), mais dans chaque cas où on utiliserait le verbe avoir en français pour exprimer la possession la personne de culture saṁskṛit'e utilise une tournure passive de phrase. Une traduction mot à mot ne remplit pas non plus son propos d'être fidèle pour une autre raison essentielle. Les mots d'une langue sont plus riches de signification que la définition que l'on peut en trouver dans un dictionnaire. On ne maîtrise bien le français qu'en apprenant le latin et en décortiquant les racines des mots. Les racines de mots qui, selon le dictionnaire, se correspondent approximativement dans deux langues différentes ne sont pas les mêmes dans chacune des langues. Les associations d'idées sont donc différentes. En résumé les mots portent en eux toute la culture d'un peuple et je ne serais pas loin d'affirmer que la lecture d'un dictionnaire encyclopédique est la meilleure approche pour comprendre une culture. Mais les mots sont aussi des pièges conçus par l'esprit humain (ce mental qui peut devenir l'ennemi pour citer Kṛiṣṇa), puisqu'ils incitent à des associations d'idées enrichissantes ou réductrices. Ce carcan du mode de pensée propre à chaque langue est en quelque sorte le pendant de ce que la tradition est à la culture: un atavisme dont on a oublié la raison d'être. 

Donnons en quelques exemples utiles à la compréhension de ce texte. Le mot français sacrifice (étymologiquement: faire sacré) est absolument inapproprié pour traduire yajña mais quel autre mot utiliser? Il en est de même pour d'autres mots essentiels tels que dharma, qui n'est pas exactement la religion ou le devoir moral. Plus caractéristique encore de l'inadéquation des vocabulaires est la distinction qu'il convient de faire en saṁskṛit entre les trois verbes as, bhū et vid, sur laquelle je me crois obligé de revenir car elle est essentielle du point de vue philosophique. Le verbe as a donné être en français: on le reconnaît aisément dans la deuxième personne du présent de l'indicatif (tvam asi = tu es) et dans le participe présent (sat) proche de soit en français. Mais quel lien y a-t-il en français entre la vérité, le bien et l'existence? La signification fondamentale du mot sat en saṁskṛit est: ce qui est vraiment dans l'absolu. Le sat-tva, ce qui par essence est "existant" au sens de sat, est le seul qualificatif qu'on puisse attribuer à l' ātman (mot masculin signifiant littéralement soi-même et correspondant au concept d'âme): il existe éternellement, est pur, inaltérable, parfait et conscient. Il n'a pas de cause, il est la cause. Selon la logique sāṅkhya, seule la cause existe: elle "est" en employant le verbe as. Réciproquement tout ce qui a une cause s'appelle un effet. Un effet n'existe pas dans l'absolu: il apparaît et puis s'en va. On dit que cela "est" en employant le verbe bhū, ce qui sous-entend que cela existe dans l'univers spatio-temporel et peut être défait. Ce type d'existence est bhava (ou bhāva selon son importance) et est synonyme de "en état de devenir". La réalité est bhava mais elle n'est pas sat: elle évolue et elle est trompeuse. Tout Upaniṣad, dont la Bhagavad Gītā, ne manque pas de rappeler et se complaît à le répéter pour s'assurer qu'on a compris: tout ce qui existe dans l'univers matériel (bhū) a un début, un milieu et une fin. Au panthéon c'est Brahmā qui orchestre le début, Viṣṇu la persistance et Ṡiva la fin. L'univers spatio-temporel est donc asat car il n'existe pas dans l'absolu, indépendamment des circonstances. Il n'est pas vrai, d'autant plus qu'il est pressenti avec des sens imparfaits et une disposition d'esprit qui est aussi prédisposée à se leurrer. Les Buddhistes et semble-t-il les disciples de Sri Aurobindo poussent le raisonnement à l'extrême en disant que le réel n'est qu'une illusion. En fait tout élément (entité ou évènement) du réel contient un part de vérité (satya) et cette part est dite sāttvika ( elle a la qualité sat-tva), mais aussi une bonne part de "poudre aux yeux" (moha). Sans chercher à développer car c'est le sujet d'un livre en soi, donnons un exemple concret. Le soleil est la lumière du jour et la lumière est synonyme de compréhension (buddhi): elle aide à voir la vérité. On en conclura que le soleil est sāttvika. Et pourtant lorsqu'il paraît à l'horizon, sa réverbération dans l'atmosphère empêche la vision des étoiles. Pour se rappeler que les mots sont équivoques et parce que l'ironie est une qualité humaine essentielle, les hommes aiment utiliser un même mot dans des sens contraires. C'est le cas de bhāva qui a souvent le sens de "celui qui a une présence importante, qui compte" et le dévot de Ṡiva lui adresse ses louanges en l'appelant Bhāva, alors qu'il appellera les créatures grotesques qui entourent le dieu Ṡiva du nom de bhūta (participe passé du même verbe)! Kṛiṣṇa joue aussi volontiers avec les mots pour imprimer dans l'esprit d'Arjuna leurs sens complexes et leurs pièges (comme dans le ṡloka 2.16: asato vidyate bhavo...). Les auteurs des Upaniṣad's savaient que la vérité ne peut s'exprimer par des mots, eux qui ont dit du Brahman qui est Toute Existence: "Aum Tat Sat" = Cela est que j'invoque avec la syllabe Aum, et "Na iti na iti" = Cela n'est ni ceci ni ceci encore, que je peux voir ou toucher, i.e. c'est impossible à exprimer. Ils savaient aussi qu'une image, un paradoxe est plus enrichissant qu'une phrase savante car elle incite à la méditation. Inciter à la méditation est le propos avoué des Upaniṣad's; ce ne sont pas des cours magistraux. La Bhagavad Gītā, comme tout Upaniṣad, peut être lue et relue avec différents niveaux de compréhension et le sens littéral d'une phrase est souvent le plus juste.

Par l'intermédiaire de ces inadéquations du vocabulaire utilisé pour la traduire, la Bhagavad Gītā incite à réfléchir au sens que nous donnons aux mots. Ont-ils dévié de leur signification originelle? Les employons-nous à bon escient ou les avons-nous simplement vidés de leurs sens? Le mot "dévotion" par exemple, qui étymologiquement est l'amour désintéressé pour ce qui est plus important que soi, est devenu synonyme de bigoterie. Le "sacrifice", même si on se réfère à sa racine latine, est l'acte par amour désintéressé, au bénéfice d'une idée ou d'une personne ou pour la cause commune ("pour soutenir l'univers") ou un don symbolique pour exprimer le respect et l'incapacité de pouvoir remercier comme il se devrait. Le sacrifice est l'expression par l'acte de l'aspiration à l'union (yoga), la communion avec Dieu. Quelle que soit la confession du croyant, le sacrifice est une offrande. Or le mot français sacrifice est devenu synonyme de privation. Quel est le sens de cette offrande si on la ressent comme une privation? "Pure hypocrisie, traduisant une grande vanité" répondent les Purāṇa's (histoires anciennes) en conclusion du récit des efforts d'austérité (tapas) des démons. Le mot sacrifice a donc changé de sens parce qu'à l'origine il était désintéressé et n'était pas supposé satisfaire les intérêts du sacrifiant. Le sacrifice védique (yajña) peut se matérialiser autrement que par une offrande "en nature": par une action au bénéfice de l'humanité, par l'abandon du désir de retirer un quelconque fruit de chaque action (parce que cette action  est faite en Son nom, par dévotion), par la soif de la connaissance, en particulier celle de la Vérité, valeur essentielle de l'Hindouisme. Un autre exemple de mot important qui peut être mal compris pour des raisons culturelles est ego. Depuis Descartes il est défini dans le Larousse comme "le moi en tant que sujet pensant". La définition est juste, et cependant la Bhagavad Gītā cherche à nous enseigner que cette conception de soi-même est bien restrictive. Le moi est ce en quoi on croit se reconnaître, les signes distinctifs par lesquels on se définit, la conscience qu'on a de soi-même: "ce qui fait je" (ahaṁkāra), que certains se croient obligés de traduire par "faux ego". L'auteur (Kṛiṣṇa) est parfaitement conscient de cet imbroglio dû aux apparences qui nous plonge en permanence dans la plus grande perplexité, celui-là même qui a induit en erreur Descartes en lui faisant confondre la personne consciente avec son organe mental (manas), dont on sait par expérience qu'il peut être notre pire ennemi. Cependant l'auteur de la Gītā utilise souvent le mot tat (cela) pour désigner l'âme, le propre de soi en tant que personne consciente pour lequel il existe un mot précis (ātman, soi-même, à ne pas confondre avec l'adjectif sien qui est exprimé par sva). A l'inverse, avec quelque perfidie semble-t-il, il utilise parfois ātman pour désigner le mental ou le corps dans lequel le "propriétaire" croit se reconnaître. L'ātman devient alors cette image de lui-même qu'il voit en passant devant une glace et il dit: "c'est moi" (ahaṁkāra). Bhīṣma met en garde Yudhiṣṭhira dans le Ṡānti Parva (livre 12 du Mahābhārata): "ce n'est pas parce qu'on reconnaît un homme à son turban qu'il est ce turban". Il faut admettre que le plus souvent nous nageons dans le flou le plus complet, ne sachant plus très bien qui nous sommes et à quelle misérable nature nous allons pouvoir attribuer nos méfaits. Le problème est que cet ātman qui est le propre de soi, qui existe dans l'absolu (sat), qui est vrai (sattva) et inaltérable, est aussi impalpable, indéfinissable, inconcevable (ṡloka 25 de la section 2 de la Gītā). Pourtant Descartes ne se trompe pas: il existe, mais il aurait pu l'exprimer autrement si sa culture ne l'avait conditionné à un excès de rationalisme. Et Hamlet aurait pu, s'il avait connu le saṁskṛit, être plus précis en utilisant le verbe bhū (comme dans le ṡloka 20 de la même section 2) au lieu du sibyllin verbe "to be" pour exprimer ses doutes quant à son avenir. Revenons un instant sur l'utilisation du pronom "cela" (tat) par Kṛiṣṇa pour désigner le propre de soi, car il y a une raison bien entendu, autre que le fait que ce propre de soi est intangible, non manifeste et difficile à définir. La voici: le vrai soi-même n'est pas personnel, il n' a pas d'ego et pas de signe particulier, il existe qualitativement mais n'est pas définissable quantitativement. Il y en a une multitude dans l'univers et pourtant il n'y en a qu'Un. Passons au sujet de la connaissance (jñāna) et de l'intelligence (buddhi) qui tiennent une si grande place dans la foi hindoue que c'est le sujet du Gāyatrī mantra récité par un milliard d'Hindous chaque jour comme credoOn a vu que le soleil qui est source de clarté est considéré comme un symbole du sattva. La lumière est symbole d'intelligence car elle éclaire l'esprit et l'aide à comprendre (budh) les idées (dhī), à dissiper l'ignorance (tamas) dont le symbole est l'obscurité. Toutefois nous dit Kṛiṣṇa dans la section 17, ce que conçoit l'intelligence et qu'on appelle connaissance n'est pas nécessairement la vérité. Il en est de l'intelligence comme de la personnalité (ahaṁkāra) qu'on s'est construite au cours de ses existences successives (saṁs-kāra): elles sont affectées par les guṇa's. Ces trois "essences de base" de toute manifestation dans l'univers réel (matériel) sont le sattva, le tamas et le rajas. La dernière des trois est la passion, i.e. la propension à l'activité des créatures animées, dont Brahmā est l'inspirateur. Dans notre monde moderne, le rajas est considéré comme une grande qualité et nous savons qu'il prédispose la personne à s'intéresser à l'univers qui l'entoure pour le posséder et affirmer sa présence dans la société. La personne rājasa est pragmatique et son intelligence extravertie s'attache à ce qui est palpable. Sachant que désarçonner celui qui l'écoute en énonçant des paradoxes aide à la réflexion, Kṛiṣṇa n'hésite pas à qualifier la connaissance "phénoménale" ou scientifique qui est acquise avec une intelligence extravertie tout simplement d'ignorance (ṡloka's 8 à 12 de la section 13). La vraie connaissance à acquérir, dit-il, se compose de qualités de la personne telles que le contrôle de soi et la modestie. La vraie intelligence est celle qui a pour objet la vérité. Même si, comme bien des lumières, il est difficile de lui définir une forme distincte.

Qu'est-ce qui fait de la Bhagavad Gītā un réservoir de sagesse inépuisable, "servant le même propos qu'un océan de philosophie", une source de réflexion permanente même pour celui qui n'a pas foi en Dieu? On a tous foi en quelque chose: soi-même, l'humanité, le progrès ou que sais-je encore et Kṛiṣṇa dit dans la section 17: telle qu'est la foi d'un homme, tel il est. Je pense que ce qui fait de la Gītā un livre pour tous tient au fait que ce n'est pas un livre de loi. Qu'on adhère ou non à la philosophie sāṅkhya, que certains considèrent comme l'idée maîtresse de l'œuvre, ou à l'idéal du yoga, la Gītā incite à s'interroger sur la nature humaine, le sens du mot existence et de bien d'autres, dont quelques uns ont été évoqués dans cette introduction. Qu'on croit ou non en l'advaita (l'indivisibilité de ce qui existe), cette formule - "celui qui me voit en chaque chose et chaque chose en moi" - réveille en nous un instinct que nous ne saurions nier: celui qui génère de l'empathie envers toutes les créatures qui nous entourent et ces pulsions de compassion, de sympathie, cette sensation d'appartenir à un tout (citoyenneté de l'univers), qui apaise la peur irrationnelle de la solitude et de la mort. Cet instinct, nous dit Swami Vivekānanda, ne doit pas être considéré avec mépris. Il fait partie intégrante de notre intelligence et il n'est pas tout à fait inconnu, j'en suis convaincu, de ces espèces que la plupart d'entre nous qualifient d'inférieures. L'intuition non plus n'est pas étrangère à l'intelligence et c'est elle qui nous pousse entre autres à nommer pour cause (qui rappelons le est ce qui seul existe vraiment) de ces instincts irrationnels de justice, devoir, tolérance, non-violence et fraternité qui nous animent: l'âme (ātman). La connaissance, nous l'avons vu, est qualifiée (par provocation) d'ignorance lorsque l'esprit se désintéresse des sujets essentiels pour consacrer tout son temps à des sujets plus triviaux. La curiosité nous rappelle le Brihad-āryananka Upaniṣad n'est qu'une forme du désir. L'intelligence a besoin d'être orientée car, faisant partie du corps matériel, elle est sāttvika, rājasa ou tāmasa elle aussi. Ce guidage de l'intelligence par la conscience du divin est ce qu'on appelle bhuddi-yoga. Mais qu'est-ce que le yoga? On ne saurait nier qu'il s'agit là du sujet de la Gītā. Comment pourrait-il en être autrement, puisque le yoga est cette union entre cet indéfinissable qu'on appelle l'ātman incarné dans un corps et l'Ātman  de tous les ātman's: le propre de tous les propres de soi, la cause de toutes les causes, la conscience de toutes les consciences, le Guide, le Maître du yoga. Selon les prédispositions de chacun et ce qui constitue le maillon essentiel de l'union on parle de bhakti-yoga, dhyāna-yoga, jñāna-yoga, karma-yoga, aṣṭaṅga-yoga, raja-yoga... Il n'y a pas de doctrine, il n'y a pas de loi statuant dans quel ordre les pratiquer ou si l'un (yoga est un mot masculin) doit être préféré aux autres: selon le Maître lui-même, c'est selon ses dispositions personnelles. Certains sont plus faciles et évitent de courir le risque de s'égarer dans des impasses (section 12). Il n'y a pas de loi parce qu'on n'a pas le choix: on suit sa propre nature (sva-bhava composée d'un savant mélange des guṇa's) et il ne sert à rien d'essayer de la réprimer (ṡloka 33 de la section 3). Cette déclaration n'est pas une invite à s'abandonner à toutes les passions et à ne pas respecter la morale. Bien au contraire, car c'est en se détachant des passions et en suivant cette morale, tout en s'acquittant des tâches à accomplir, qu'on change progressivement de nature. Ce que signifie ce ṡloka 33 de la section 3 est que se faire violence pour changer de nature en vertu d'un idéal qu'on s'est fixé ne mène généralement à rien. Un homme d'action ne s'improvise pas ascète ou intellectuel. Il ne lui servirait à rien d'ouvrir un livre si les mots ne font que danser devant ses yeux sans qu'il les comprenne. Par contre, en relativisant l'importance de ses gains et de ses défaites, en se libérant de la volonté de dominer, il deviendra progressivement plus réfléchi et apprendra à se poser des questions. Cette évolution peu nécessiter plusieurs vies et il convient de s'armer de patience, et surtout, nous dit Swami Vivekānanda, d'avoir foi en soi. Cette recommandation peut paraître banale mais elle acquiert un sens plus transcendant lorsqu'on donne à "soi" son nom d'ātman. Chaque ātman est une parcelle (aṁṡa) de l'Ātman Suprême, un rayon de ce soleil, qu'il habite le corps d'un homme, d'un demi-dieu (deva), d'un démon (asura) ou de quelconque autre créature supérieure ou animale. Il n'y a pas d'échec. Tout pas dans la bonne direction est porté au crédit de l'âme incarnée au cours de ses renaissances. Nul n'est à l'abri de la chute mais, lorsqu'on tombe, on se relève. On progresse en s'astreignant à des règles de vie simples, qui n'ont pas été édictées pour faire de la vie un purgatoire (à quoi cela servirait-il?) mais pour la faciliter: "ce qui au départ semble un poison et qui devient un nectar" (ṡloka 37 de la section 18). Avec l'expérience, ces règles deviennent des évidences pour se protéger des impulsions destructrices. Les principaux ennemis sont l'ego et les tentations de céder au désir, à la colère, à la peur et à l'envie, qui tous servent l'ego. Ce qui est détruit en cédant aux sbires de l'ego n'est pas la promesse de la récompense: celle d'un paradis pour celui qui s'est montré méritant, car le mérite est aussi une aspiration égoïste. Ce qui est détruit est l'image qu'on a de soi. La règle d'or est de garder confiance en soi. Kṛiṣṇa ne le dit pas ainsi, mais il répète à qui veut bien l'entendre que le sage est indifférent à l'honneur et au déshonneur, au succès et à l'échec, à l'amitié et à l'hostilité, aux joies et aux peines. Fort de cela, son bonheur le sage le trouvera dans la bienveillance envers tous (advesta sarva bhūtanam - ṡloka 13 de la section 12) et dans la sérénité. La vie n'est pas un purgatoire mais elle est un sacrifice et on ne saurait progresser en évitant d'agir. N'est-il pas vrai que ceux qui dissertent de l'état des choses de ce monde sans jamais agir ne croient pas à ce qu'ils disent? N'est-il pas vrai que choisir de ne pas agir, pour éviter les conséquences inévitables du karma (qui sont une loi de la nature), c'est déjà une action et pas la plus sage, puisque ce choix écarte les expériences par lesquelles on apprend. Le sage ne renonce pas à priori; il abandonne le désir, la colère, la peur et l'envie sans cesser de participer à la vie. C'est en pratiquant le sacrifice de la vie qu'on évolue vers un niveau de conscience supérieure. Ce sacrifice a donc un bénéfice, mais qui ne s'acquiert par en y aspirant comme celui de l'acte accompli pour le mérite. La nature du sacrifice est fonction de l'agencement des guṇa's en chacun et la voie du yoga pratiqué également. Cet agencement de guṇa's est fonction du bagage d'actions passées (karma) dont les conséquences ne se réduisent pas à une leçon salutaire ou à une récompense (ce qu'on appelle justice immanente) mais inclut la modification de la personnalité par l'action: le samskara. Peu importe, nous dit Kṛiṣṇa (dans la section 12), puisqu'à un moment ou à un autre l'homme passe par tous les stades de la connaissance, de la méditation, de l'action désintéressée et de la vénération (jñāna, dhyāna, karma, bhakti). Les capacités dont il aura besoin pour cela, il les acquerra au cours de son ascension. Si la voie de la vénération (bhakti) choque l'amour propre de certains c'est qu'ils n'ont pas encore appris la règle de base du yoga: la négation de l'ego et de ses corollaires. Cette règle n'est pas un carcan mais bien au contraire la seule solution pour atteindre à la satisfaction et à la sérénité. La voie du bhakti-yoga est préconisée pour ceux que les traquenards de l'action, de la connaissance ou de la méditation rebutent car la dévotion exempte du questionnement sur soi-même et l'homme y trouve une force sans faille et efficace. Mais les commentateurs qui écartent les autres voies négligent l'influence de la nature propre de chaque individu (sva-bhava ou guṇa's) sur sa foi et veulent lui faire violence. Ils ont tort de nier la capacité propre à tout homme d'acquérir la sagesse et d'accomplir des exploits, capacité qui découle directement de l'axiome de base de la pensée brahmanique. Pour celui qui est convaincu de cet axiome que le propre de soi (ātman) est divin, la dévotion sous toutes ses formes, par la pensée, la parole et les actes, va en fait de soi. Reste à s'en souvenir se plaint Arjuna quand mon esprit me tire à hue et à dia.

Je ne saurais dire à quand remonte la division de la Bhagavad Gītā en sections, auxquelles l'usage est venu de donner un titre, en choisissant pour cela un mot-clé extrait du premier ṡloka. Ce mot-clé correspond souvent à un mode du yoga: sankhyā-yoga (section 2), karma-yoga (section 3), jñāna-yoga (section 4), sannyāsa-yoga (section 5), dhyāna-yoga (section 6), bhakti-yoga (section 7). Ces sections sont au nombre de dix-huit comme il se doit pour tout ce qui est complet; c'est aussi le nombre de chapitres du Mahābhārata et celui des Mahā-purāṇa's. La traduction qui suit est accompagnée de deux types de commentaires: a) des notes sur le choix des termes employés et l'ordre des mots dans le ṡloka lorsqu'il semble n'être pas dicté uniquement par le rythme du ṡloka; b) des explications sur la signification du ṡloka dans le contexte de la section, des rapprochements à faire avec des ṡloka's d'autres sections, des extraits d'autres Upaniṣad's ou des réflexions personnelles. Ils ne sont pas systématiques et peuvent se rapporter à un groupe de ṡloka's qui précèdent.

Dans cette nouvelle version du texte j'ai ajouté la transcription du texte saṁskṛit en caractères latins pour que le lecteur puisse s'y référer lorsque j'en commente un mot et éventuellement apprécier la versification. De plus j'ai indiqué les liaisons phonétiques entre mots successifs par un trait d'union. Ainsi chaque mot individuel peut être identifié et recherché dans un dictionnaire. Mais je n'ai pas décomposé ces liaisons complètement pour que le texte puisse être lu sans coupure dans la diction. L'inconvénient est que les liaisons entre voyelles : a+u donnant o, a+o donnant au, a+i donnant e, a+e donnant ai, sont difficiles à indiquer par un trait d'union. Arbitrairement j'ai procédé ainsi: la liaison dans “nityasyoktāḥ” par exemple dans le ṡloka 2.18 est indiquée par nityasy-oktāḥ, tandis que la décomposition complète serait  nityasya uktāḥ. Notons qu'il n'y a pas de lettres majuscules en saṁskṛit. Le texte saṁskṛit translitéré et sa traduction sont écrits en caractères romains droits et les commentaires sont écrits en italiques, sauf que les mots saṁskṛit's incorporés dans ces commentaires sont en caractères droits comme ci-dessus (à l'exception des noms propres principaux: Kṛiṣṇa, Brahman, Brahmā, Viṣṇu, Ṡiva, Arjuna, Sañjaya). Je considère que c'est une fâcheuse habitude des occidentaux de franciser ou angliciser les mots des langues étrangères pour leur donner un aspect plus familier. Outre le manque de respect que cela traduit (francisons nous les mots anglais?), cela change le sens du mot dans la langue d'origine: un brahmin serait "une personne qui s'étend" tandis qu'un brāhmaṇa est une personne appartenant au Brahman. Un buddha est une personne dont l'intelligence (buddhi) est éveillée, ce qu'on ne peut comprendre si on ne l'écrit pas correctement. Par contre Hindu est un mot d'origine persane désignant un habitant des territoires derrière le fleuve du même nom en parsi ancien, mais qui est appelé le Sindhu en saṁskṛit, l'Indus en français. Ce n'est que suite à la colonisation qu'il fut adopté par les habitants d'Hindustan, avec une possibilité de confusion (nationalité ou religion?) qui n'est pas innocente. Il peut donc être écrit Hindou pour faire plaisir aux Français. En saṁskṛit les mots ne prennent pas de s au pluriel et devraient donc soit être déclinés (un Veda, des Vedā) soit rester invariables quand ils sont inclus dans un texte français. J'ai pris la liberté de leur ajouter un “ 's ”. Quant à la voyelle ṛ, j'ai tenu compte de la tradition occidentale de l'écrire ri comme dans Krishna, au lieu de Kṛṣṇa qui est la translitération correcte. J'ai opté pour ṛi dans les commentaires pour que le lecteur ne bute pas à la lecture sur ce qui ressemble à une consonne, mais qu'il se rappelle aussi que ce n'est pas un ri guttural comme en français. Cette écriture a aussi le mérite de lui rappeler qu'il s'agit d'une voyelle, dont la forme change dans les déclinaisons et liaisons phonétiques entre mots (qui en saṁskṛit sont systématiquement écrites): par exemple kṛi (la racine du verbe faire) donne karoti, kurute, karma. Il est possible que les mots saṁskṛit et ṡloka soient restés écrits avec leur orthographe francisé sanskrit et shloka par endroits.

 


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