image représentant la déesse Sarasvatī, présidant aux pensées, aux belles  lettres et à la musiqueimage représentant la déesse Sarasvatī,
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Mahābhārata

S'il est une œuvre littéraire qui mérite ce qualificatif d'incontournable en vogue de nos jours, pour ceux qui s'intéressent à la culture indienne et à son apport considérable à la civilisation, c'est le Mahābhārata. Bharata était un roi qui légua son nom à tout le peuple du sous-continent indien et contribua à l'unification de sa culture. Le Mahābhārata est le grand livre qui compile "tout ce qui méritait d'être lu" à l'époque de sa composition (il y a trois mille ans), et qui reste une source d'inspiration inépuisable pour le lecteur moderne. Nulle personne née en Inde n'ignore les noms des personnages de l'épopée qui en constitue la trame et les préceptes moraux qu'il inculque. Le Mahābhārata contient aussi bien les bases des courants de pensée philosophique essentiels (sous une forme qui les met à la portée de tous) que des extraits du code civil de Manu, les principaux mythes et légendes et une multitude d'informations sur la société de l'époque. Son étude des comportements humains aurait eu beaucoup à apprendre à La Bruyère et son humour aurait enchanté Molière. De tous temps, et de nos jours encore, les auteurs du peuple bhārata se sont inspirés de ses histoires et de ses images poétiques. Enfin, ce qui est remarquable pour un ouvrage de cette taille (100000 vers), sa composition est équilibrée, alternant la narration et les réflexions sur la condition humaine, et l'intrigue de l'épopée présente une grande unité: chaque rebondissement en est soigneusement préparé et obéit scrupuleusement au principe du karma.
La traduction publiée par les éditions l'Harmattan sous le titre "Mahābhārata: les semailles des Kurus" rassemble de larges extraits sélectionnés dans la première partie de l'œuvre, qui rapporte l'histoire de la famille des Kurus et la jeunesse des héros, ainsi que nombre de contes philosophiques qui leur sont racontés par les sages de la forêt à titre éducatif. Bien que de nombreuses sections aient dû être omises, le lecteur n'est privé de la narration d'aucun évènement marquant et est amplement informé du contenu des textes non traduits. Chaque texte est accompagné de commentaires sur les détails insolites et les concepts qui peuvent paraître étrangers au lecteur et, aux moments jugés opportuns, la traduction est interrompue par des discussions plus approfondies. Celles-ci portent sur des sujets aussi variés que la métaphysique, la musique, la botanique, le rôle de la femme par rapport à l'homme dans le monde des concepts et dans la société humaine, la signification des principaux mythes...
La deuxième partie de l'œuvre, intitulée "Mahābhārata: le sacrifice", n'a jusqu'à présent pu être publiée. Elle raconte la guerre fratricide qui opposa les héros à l'aube des temps modernes et l'enseignement prodigué par Krishna à son ami Arjuna en ce moment de crise où le sens de la vie était remis en question. Cet enseignement est poursuivi par le grand-père des Kurus sur son lit de mort, alors que, à l'issue de la bataille dévastatrice, les survivants plongés dans l'affliction s'interrogent sur la leçon à en tirer et sur les devoirs qui incombent à chacun pour reconstruire, dans une société unifiée par l'expérience de la guerre.
Cette leçon est que la guerre est engendrée par la convoitise de certains qui cherchent à prospérer aux dépens des autres mais que leur ambition est illusoire. "C'est celui qui s'unit au monde en donnant qui le possède tout entier" dit Rabindranath Tagore (dans "l'Unité Créatrice") La vérité première sur laquelle est fondé notre univers, est son harmonie. Si la création devait être une multitude de formes restant obstinément séparées les unes des autres dans leur effroyable solitude, elle serait inachevée. Sa beauté réside dans son harmonie. Celle d'une symphonie ou d'un poème, qui sont des formes élaborées de création, ne réside pas dans les éléments inertes qui les composent (notes, mots, rimes et mètres) mais dans l'expression d'une émotion qui s'adresse directement au cœur. Celle de la vie d'un homme s'exprime au travers de son amour de la vérité, de sa bienveillance envers tous et de sa générosité. Ce sont ces valeurs fondamentales que le Mahābhārata nous apprend à cultiver.
Quelle est la trame de l'histoire qu'il nous raconte? Elle se passe dans un monde dont le peuple croit que l'univers n'est que la manifestation de la conscience qu'on en a. En des temps anciens, Celui qui en est la source et le maintient en existence (ce pourquoi on l'appelle Bhartr - ayant donné Bharata) décida que les puissances qui président à chacune des créations de sa conscience (devas et asuras) devraient participer à un grand sacrifice dans la sphère du karma (karma-bhumi: la terre) où vivent les hommes. Le sacrifice est, faut-il le rappeler, le don désintéressé, le moteur de cet univers qui fait que tombe la pluie et que poussent les récoltes que l'on a semées, que les hommes sont satisfaits et les devas (demi-dieux: les puissances bienveillantes) aussi. Tout commença lorsque naquit dans la lignée du roi Bharata un prince qui avait décidé de ne jamais faillir à ses résolutions. Du jour où il décida qu'il n'aurait pas de descendance et ne ferait pas valoir ses droits au royaume de son père pour que celui-ci puisse se remarier, on l'appela le terrible: Bhīshma. Il était l'incarnation de Dyu, celui des Vasus (catégorie de devas) qui préside à l'atmosphère. Le sort voulu que les frères de Bhīshma, qui naquirent de la deuxième épouse (Satyavatī) de son père (le roi Shantanu) moururent sans avoir d'enfants. Pour que le royaume ne reste pas sans héritier, le jeune Bhīshma fit appel à un demi-frère, qui était né à Satyavatī avant son mariage avec le roi Shantanu, pour donner des enfants aux épouses des fils de Satyavatī. C'était l'usage en ce temps-là. Ce demi-frère n'était autre que l'incarnation de l'auteur du Mahābhārata lui-même, un certain Krishna-Dvaipāyana Vyāsa né de la luxure d'un brahmin et de la jeune Satyavatī pour le bien des mondes. (Un brahmin est un homme qui connaît la vérité sur l'harmonie de l'univers: le Brahman.) Trait de génie de l'auteur qui se met lui-même en scène pour intervenir périodiquement et tirer les ficelles de l'intrigue! Il se présenta sous des traits si hideux que les épouses conçurent des enfants présentant chacun une déficience: l'aîné était aveugle, le second pâle comme un linge et le troisième naquit par erreur d'une servante. Ce dernier, nommé Vidura, servira de conseiller à ses frères et leur descendance tout au long de l'histoire, leur rappelant les valeurs morales. L'aveugle, le roi Dhritarāshtra, eut cent fils nés d'un seul embryon et tout le monde sut dès sa naissance que le premier de la couvée serait un imbécile malfaisant. Il reçut le nom de Duryodhana. Pāndu, le pâle, tua malencontreusement un brahmin en allant à la chasse, qui lui prédit qu'il mourrait lorsqu'il tenterait de s'accoupler avec l'une ou l'autre de ses deux épouses. La première de ces épouses était la fière et sincère Kuntī, fille du roi des Bhojas. Au cours de sa jeunesse elle avait reçu un don en récompense d'un brahmin pour lui avoir fait bon accueil: elle pouvait invoquer un deva de son choix pour en concevoir un enfant. La malheureuse avait testé son pouvoir avant le mariage et conçu un fils du deva du soleil, Aditya, qu'elle avait dans sa honte décidé d'abandonner. C'est ainsi qu'était né Karna, celui qui portait une armure et des boucles d'oreilles en or à la naissance et qui toute sa vie ne put se faire reconnaître comme un fils de roi. Pāndu s'ouvrit à son épouse Kuntī de son soucis d'avoir une descendance et celle-ci lui avoua son don (mais pas sa mésaventure). Il lui demanda d'invoquer successivement le deva du devoir moral, Dharma, celui du vent, Vayu, qui est aussi le symbole de la force physique et du souffle vital, et le roi des devas, Indra, symbole de l'autorité, de la volonté et de l'intelligence (mais qui n'est pas, loin s'en faut, Dieu Suprême). Puis il voulut que sa deuxième épouse ait aussi des enfants et avec l'aide de Kuntī elle conçut des jumeaux, Nakula et Sahadeva, qui étaient des incarnations des cavaliers divins, les jumeaux Ashvins, symboles de la bienveillance et de la science. L'aîné des Pāndavas, incarnation de Dharma, fut nommé Yudhishthira, le second dont la forc n'avait d'égal que sa grande simplicité et sa voracité fut appelé Bhīma, et le troisième fils de Pāndu qui une seule fois dans sa jeunesse agit par égoïsme, était Arjuna, celui dont on disait que ses actes étaient exempts des réactions du karma.
Tout souriait aux Pāndavas, ce qui mettait en rage leur cousin Duryodhana, incarnation de l'ignorance. Il ne savait se satisfaire de ce qu'il leur dérobait, car il est dans la nature des asuras ignorants de n'être jamais satisfaits et dans celle des devas de réussir quoi qu'il arrive. Duryodhana s'assura pour allié Karna, qui souffrait que sa valeur ne fut pas reconnue et d'avoir été rejeté par la belle et fière Draupadī, fille du roi Drupada. Celle que l'on surnommait Krishnā, à cause de son teint sombre et de ses long cheveux couleur de jais, avait épousé les cinq frères Pāndavas, rien moins que cela, et pour elle ils prospéraient et construisaient des palais. Duryodhana, après avoir essayé d'assassiner ses cousins, obtint par ruse qu'ils partent en exil dans la forêt avec Draupadī pendant treize ans. C'est au cours de cet épisode de leur vie que des sages divins (rishis) leur rendirent visite successivement dans leur ermitage pour leur raconter des histoires édifiantes, que je me suis fait une joie de vous traduire: celle de Nala et Damayantī que le sort ne put séparer, de Savitrī aimante et vertueuse qui arracha son époux à la mort, d' Agastya le sage impartial qui pouvait tout digérer avec un rot sonore, du divin Rāma et de son serviteur dévoué le singe Hanuman, et bien d'autres encore.
A la même époque, naquit dans la belle ville de Mathura Celui dont on sut dès la naissance qu'il était l'incarnation du Suprême, Krishna. Les devas se plaisent à oublier qu'il existe en amont de leurs pouvoirs une instance qui les dépasse et les hommes non plus n'aiment pas qu'on se mêle de leurs affaires. Aussi, dès la naissance, bien qu'il fut reconnu pour ce qu'il était, Krishna n'eut pas que des amis. Il prit sous son aile ces frères Pāndavas qui incarnaient une partie de lui-même et servaient son propos d'un grand sacrifice, qui dans les mémoires équivaudrait à des milliers d'ashvamedas. Il essaya néanmoins de sauver la paix, tout en sachant parfaitement que Duryodhana ne ferait pas l'obole d'un seul village à ses cousins à leur retour d'exil. Lorsque la guerre devint inévitable, il décida qu'il servirait d'aurige à Arjuna, qu'il avait pris en amitié et qui incarnait le meilleur de l'Homme (Nara). En compensation, à Duryodhana qui n'avait pas manqué de faire valoir ses droits à une assistance, il donna toute son armée qu'il nommait lui-même les Nārāyanas. Nārāyana est le nom du Guide Universel, en particulier celui de l'aurige Krishna de Nara, et au pays des Yadavas où était né Krishna, les Nārāyanas étaient des gardiens de troupeaux. Ici s'achève la première partie de l'œuvre dont la traduction fait l'objet d'une publication des éditions l'Harmattan sous le titre "Les semailles des Kurus".
Le Mahābhārata ne déroge pas à une règle de base de la littérature romancée. Au cours de la première saison, celle des "Semailles des Kurus" (nom légué à la famille par un autre ancêtre, signifiant celui qui travaille), la rivière des pensées, Sarasvatī devī, coule paisiblement dans le champ des Kurus, s'étire langoureusement dans son lit, de tirtha en tirtha, nous dévoilant au fil de ses méandres des contes où il est question d'amour conjugal, de noces et de naissances, de passions adultères et d'ogres bouffons. Durant la deuxième saison, son cours s'accélère pour devenir frénétique, remontant les pentes pour atteindre au sublime dans le Bhagavad Gītā, puis sombrant dans les gorges creusées par les fils du roi Sagara, où coulent des flots de sang sur lesquels flottent les têtes des guerriers comme des fleurs offertes en offrandes aux devas. La rivière des pensées chute dans l'insoutenable du meurtre délibéré orchestré par Shiva, pour enfin retrouver son calme dans la plaine du désespoir où pleurent les femmes. Yudhishthira, qui jusqu'alors s'est laissé porter par la barque menée par ses frères, ouvre les yeux sur les conséquences de son abandon. La troisième saison est celle de l'examen de conscience, dont les eaux n'ont plus la pureté des premières pages, mêlant la moisson d'idées qui sont le legs du Mahābhārata à la civilisation aux eaux stagnantes de la tradition. La sortie de scène des frères Pāndava retrouve la fraîcheur des origines dans l'anonymat d'une dernière randonnée, avec pour seule compagnie un chien servant de déguisement à Dharma. Dernière preuve de son génie, l'auteur nous offre un happy end, devenant le premier metteur en scène de Bollywood, 3000 ans avant que son œuvre devienne un scénario de cinéma. Cette deuxième partie de l'œuvre, je lui ai donné le titre "Mahābhārata: le sacrifice." Celui de "moisson des Kurus" ou "moisson de Kurukshetra" (nom du lieu de la bataille, dérivé de kshetra : le champ) que j'envisageais dans un premier élan de lui donner aurait paru macabre à certains, voire déplacé, quand la moisson en question est celle de millions de guerriers portant moustaches et couronnes, pendants d'oreilles et armures en or, conduisant des chars décorés comme pour un défilé de carnaval ou des éléphants hauts comme des montagnes. Ce n'est cependant pas la raison qui m'a fait changé d'avis. Après plus ample réflexion il m'est apparu que le titre de ce volume devait impérativement contenir le mot sacrifice car c'est avant tout de cela qu'il est question tout au long de ce texte. En effet, cette moisson funeste est celle d'un sacrifice nécessaire présidé par Natarāja, celui de la fin d'une ère afin que puisse en naître une nouvelle. Ses fruits ne sont pas tous amères, loin s'en faut puisque parmi eux figure le joyau sublime intitulé Bhagavad Gītā - le Chant du Seigneur - prasad divin dont une section est elle-même consacrée à définir le sacrifice. De nombreuses scènes de la guerre décrivent le champ de bataille comme un autel de sacrifice, offrant aux yeux un beau carnage. Pour rétablir une juste balance, la scène suivante ne manque jamais d'en décrire la démence. Kurukshetra est une bacchanale de violence où chaque participant affiche sa noblesse et sa bestialité, son sens de la vertu et sa traîtrise. Les devas y distribuent les couronnes aux valeureux gladiateurs qui tombent dans l'arène pour assouvir leur soif de sang.
Mais comme je vous le disais, une fois passé le cap du deuil et de la méditation, l'histoire s'achève dans la joie d'une réunion de famille. Le Mahābhārata n'est pas un livre sombre qui ajoute au désarroi de jīva, l'âme incarnée égarée par ses passions. Lorsque le rishi Vasishtha s'adresse à jīva (dans les histoires racontées par grand-père Bhīshma sur son lit de mort), c'est pour lui dire d'ouvrir les yeux sur la vérité et de cesser d'avoir peur. Lorsque Vyāsa parvient à nous arracher une larme à la mort d'Abhimanyu, ou un soupir consterné devant la folie destructrice d'Ashvatthāma, je me réjouis avec lui d'avoir touché le cœur. Une larme est l'expression de la vie, presque de la joie. La vie, il faut apprendre à la contempler dans son harmonie pour en goûter la beauté. Pour conclure je laisse la parole à Sanjaya: "Ces mots, me les rappelant encore et encore, je me réjouis à chaque instant." Jaya!