Mahābhārata Livre 1 - Adi Parva Vedanta
Cinquième intermède Vedanta

[Elodie] N'est il pas temps que tu te décides enfin à m'expliquer qui est Indra et quelle est sa position dans ce panthéon hindou foisonnant. On nous dit qu'il est le chef des dieux et pourtant il n'est pas exempt d'accomplir des sacrifices. Que signifie tout cela?
[Le traducteur] J'ai peut-être éludé un peu trop la question en effet, voulant éviter de te faire un cours de métaphysique. Il est évident que l'on ne peut comprendre le sens de nombreuses déclarations faites dans le Mahābhārata, ni même celui du vocabulaire sans cela. Mais j'ai jugé qu'il fallait mieux d'abord voir les choses sous leur aspect superficiel, faire quelques allusions à leur signification, pour ensuite aller au cœur de celle-ci.
[Elodie] Oui, qui sont ces dieux, ces déesses, ces rishis? Si ils sont des créatures et susceptibles de renaître, ils doivent l'être aussi de mourir. Qui les a créés et qui les dirige?
[Le traducteur] Je commencerai par te citer quelques shlokas du Bhagavad Gītā, discours que tient Bhagavān (un des noms de Dieu Tout Puissant signifiant Seigneur Vénéré) à Arjuna, pour t'aider à comprendre. Bhagavān dit: "De toutes les sphères on retourne y compris le paradis de Brahmā, fils de Kuntī, mais celui qui m'atteint ne renaît jamais."(shloka 8-16). Il dit aussi: "Fils de Kuntī, à la fin de la journée de Brahmā, toutes les créatures se fondent dans Ma Nature primordiale et au début d'une nouvelle journée Je les recrée." (shloka 9-7). "Brahman est la matrice universelle et Je suis celui qui donne la semence, le père (shloka 14-4)". Arjuna pose la question: "O Suprême Personne, qu'est ce que Ce Brahman, Ce qui est derrière le self (l'âme), cette activité (des créatures), Ce qui est derrière les créatures et Ce qui est derrière les demi-dieux, comment l'appelle-t-on?" (shloka 8-1). Ce à quoi Bhagavān répond: "Brahman est le Suprême et Indestructible et sa propre manifestation est appelée Suprême Self" (shloka 8-3). Puis "Je suis le permanent Purusha, qui est derrière toutes les manifestations matérielles changeant constamment (impermanentes), derrière les demi-dieux et dans ce corps derrière le sacrifice" (shloka 8-4). "Je suis l'âme siégeant dans le cœur de tout ce qui vit, O Gudākesha, le début, le milieu et la fin de tout être" (shloka 10-20). "C'est une fraction éternelle de Moi qui, en tant qu'âme incarnée dans le monde des vivants, est tirée à hue et à dia par les six sens incluant l'esprit" (shloka 15-7).
[Elodie] Ces citations ne font guère qu'augmenter ma confusion. Je ne sais faire la distinction entre Brahmā, Brahman, Bhagavān, le Purusha et le Suprême Self. Que veut dire aussi ce mot "derrière" les créatures et les dieux?
[Le traducteur] J'y viens. Qui cependant peut mieux que Krishna exposer clairement de Qui il est l'incarnation? Je ne suis pas non plus Swami Vivekānanda, mais je vais faire de mon mieux pour t'exposer la philosophie Vedānta, qui est le contenu essentiel des Vedas et Upanishads. Ensuite nous parlerons du système Sankhya exposant les principes de création, évolution et involution: "le début, le milieu et la fin".
Brahman est Tout, infini, indivisible et éternel. Il ne saurait y avoir un Dieu et sa création car Il ne serait plus infini. L'Univers ou les Univers font partie intégrante de Lui, avec toutes ses créatures, y compris bien entendu l'Homme. Il est indéfinissable, incompréhensible à l'esprit humain et il est vain d'essayer de le qualifier sinon pour dire qu'Il Est. C'est pourquoi les Upanishads en concluent: neti..neti... Il n'est pas ceci, Il n'est pas cela, Il n'est rien que l'on puisse désigner. Le propre du Brahman, la Présence qui le structure et l'anime (le Self ou Atmā), qui imprègne tout l'univers et dont une fraction infinitésimale (ātman) anime chaque homme ainsi que toute autre créature, a toujours et ne cessera jamais d'exister (Bhagavad Gītā shloka 2-12). Libre à nous de penser qu'Elle est Unique ou qu'il en existe aussi une infinité de parcelles. Il n'y a pas de dogme établi à ce sujet et nous sommes libres de concevoir Dieu comme il nous convient. La logique de l'indivisibilité du Brahman (advaita) implique que si l'on compare le self (l'ātman) à une vague à la surface de l'océan, lorsque sa perturbation cesse et qu'elle se fond dans l'océan, elle devient l'océan (Atmā). Mais ce concept d'un Dieu indivisible et omniprésent est difficile à gérer pour l'esprit humain et même quelque peu inconfortable car Dieu ne peut être que parfaitement pur. L'homme a besoin de penser à Lui en tant qu'une personne, la Personne Suprême (Bhagavān) qui n'est autre que cette Présence. Cette pensée qui n'est pas étrangère à l'influence exercée sur nous par notre ego (ahamkāra), qui nous pousse à nous identifier à l'enveloppe matérielle que nous revêtons, nous fait franchir le premier pas sur le chemin du dualisme (dvaita). Il nous convient de nous concevoir comme une personne distincte de la Personne. Et bien soit! Ce nous-même (le self ou ātman), est libre d'exister tant qu'il le souhaite, poursuivre ses réincarnations (samsāra) au cours desquelles il emporte avec lui cette empreinte, cette personnalité (samskāra) qui limite sa perception de la Vérité. S'il arrive à ce self d'aspirer à s'affranchir des servitudes matérielles, il doit prendre les rênes et contrôler cet "esprit matériel" (le mental) qui tente en permanence de lui imposer ses raisons d'agir au service de son ego, puis se purifier de cette marque de la personnalité qu'il s'est infligée à lui-même. C'est alors seulement qu'il atteindra la libération (moksha), qui n'est autre que la fusion dans le Self (Atmā). Pour cela l'ātman doit avant tout prendre conscience de son existence et vouloir diriger le char dont les rênes sont le mental et les chevaux les sens. Comme en ce qui concerne le choix entre advaita ou dvaita, il n'y a pas de dogme établi quant à la voie à suivre pour parvenir à l'union (yoga) avec l'Atmā. Les voies du yoga sont multiples et peu importe celle par laquelle on entreprend le voyage puisqu'elles ont un même but. Cette réalisation de sa vraie nature peut apparaître au self comme une tâche longue et difficile, auquel cas il lui arrive de limiter son ambition à un séjour dans un paradis (loka) où séjournent les dieux. Cependant, cette "ambition" est déjà en soi la traduction de son échec temporaire.
[Elodie] Tu ne m'as toujours pas expliqué clairement la différence entre Brahman et Brahmā ni ce que Krishna veut dire lorsqu'il parle du Purusha qui est derrière les créatures et les dieux.
[Le traducteur] Adhi, ce qui est derrière, les choses, les créatures, les dieux et la religion symbolisée par le sacrifice, signifie ce qui est en amont, la source dont ces choses procèdent. Celui qui est adhi-būtha, adhi-daiva, adhi-yajna et toute autre manifestation est Bhagavān, dont les deux principaux noms sont Purushottama et Parama-Atmā. Ce qui nous amène à Son aspect créatif personnifié par le Purusha. Lorsqu'Il le décide, Il insuffle une forme à la Nature qui existe à côté de Lui dans le Brahman. Cette Nature, qui est non manifeste, acquiert par son souffle vital des qualités différenciées, appelées gunas, dont je t'ai déjà parlé. Ce que je vais te dire maintenant est une caricature, mais souvent les caricatures aident à comprendre. Imaginons cette Nature indifférenciée, que l'on appelle Prakriti, comme une coupe de peinture blanche. Bhagavān veut peindre un tableau et pour cela il distille les trois couleurs fondamentales qui composent ce blanc: les gunas. Puis il se donne une main pour peindre la toile: Brahmā. Vishnu, Krishna, Nārāyana, Purusha et Bhagavān sont différents noms parmi 1000 autres (dont Vyāsa a fait la liste) d'une seule et même Personne avec différentes formes et tenues. En tenue de peintre Il est le Purusha.
Soyons plus précis car les philosophes qui ont analysé le processus de création y ont accordé beaucoup plus de soin que cette fable du peintre tout juste bonne pour les enfants. Entre deux créations, l'Etre Univers est inconscient. Sambhū est pure existence. S'éveillant, Ishana, comme on le nomme alors (Celui qui se hâte), prend conscience. Il se crée lui-même et cette forme manifeste d'Ishana est appelée Hiranyagarbha (l'œuf d'or). Hiranyagarbha est Connaissance à l'état pur et s'étant manifesté on dit qu'il est la forme universelle manifeste (vyakta) de Sambhū, qui lui est la forme non manifeste (avyakta), les deux n'étant que deux formes de l'éternel Brahman (aussi nommé Akshara, Om). En termes plus poétiques, mais moins rigoureux, je simplifierai cela ainsi: prenant conscience de lui-même il devient l'univers. Hiranyagarbha se donne un cerveau cosmique comme siège de sa connaissance, que l'on nomme Mahat. Mahat est de nature matérielle et on dit que c'est la forme manifeste de Prakriti non manifeste. De là à conclure que Mahat est ignorance au même titre que Hiranyagarbha est connaissance il n'y a qu'un pas à franchir, car il ne saurait exister une connaissance sans ignorance ni une personne possédant la connaissance sans un objet de connaissance. Cependant qu'a-t-on besoin de connaître l'ignorance? Chaque sage nous répète que le seul objet de connaissance est le Brahman, Sambhū, le Purusha ou Hiranyagarbha, l'Atmā, enfin Lui et non Elle, Prakriti, qui est impermanente, assujettie au temps et changeant de forme selon la distribution des qualités en Elle. Mais ma conclusion que Mahat n'était qu'ignorance était une boutade, ce cerveau cosmique est effectivement doté d'une intelligence cosmique. Que cette intelligence soit impartie par le Purusha à Prakriti, ou qu'elle soit inhérente à Prakriti, reste un long sujet de débat, parce que Mahat est matériel. Au côté de Mahat existe en Prakriti la matière indifférenciée que l'on appelle ākāsha. Pour le physicien l'ākāsha est ce qui se rapproche le plus de l'atome. Sous l'effet du souffle divin, Prāna, Mahat instaure un ordre en ākāsha, une identité pour chaque chose, un ego: l'ahamkāra. Cet ego se concrétise dans les trois qualités, les fameux gunas précédemment définis. En tant que réceptacle ignorant (dehe), l'ākāsha n'a pas d'ego. C'est Mahat qui est responsable de l'ego, qui non seulement différencie la matière mais de plus incite le Purusha à s'identifier avec sa création, qu'Il imprègne, devenant l'Atmā. Piège de l'advaita qui m'a amené à prononcer un sacrilège! Le Purusha n'est en rien affecté par l'ego et les qualités de la Nature matérielle. Il l'imprègne certes, mais en tant que témoin. Cependant, à l'échelle humaine du purusha, ce que nous appelons cerveau, "esprit matériel" ou mental, qui en sanskrit se dit manas, tend le même piège de l'ego à l'hôte spirituel (dehi) du corps (dehe): l'ātman se retrouve pieds et poings liés et sa forme asservie est appelée jiva. Quel imbroglio apparent! Les textes jouent d'ailleurs volontiers sur les mots en confondant manas (ou mana selon la syntaxe) avec ātma et en jonglant avec des termes nouveaux tels que ātmātmānā pour parler de l'esprit rationnel, le mental, comme d'un ami ou du pire ennemi de la vraie personne, l'âme. C'est cette illusion et tous ses pièges qui constitue le champ d'investigation (kshetra) par le connaisseur du champ (kshetra-jña) dans le shloka 1 de la section 13 du Bhagavad Gītā, et non pas le seul corps matériel issu de Prakriti. Le champ d'investigation ou sujet de connaissance est à la fois ākāsha, Prāna et Mahat à l'échelle cosmique (champ d'investigation de la science moderne), le corps, l'action et l'hôte à l'échelle humaine.
Pour en revenir à Prakriti, l'étape suivante de la création à partir de l'ākāsha et des gunas est celle des éléments. Elle commence du plus simple, l'espace n'ayant qu'une propriété le son, est suivie de celle de l'air qui a les deux qualités du son et du contact, du feu qui a de plus celle de la couleur, de l'eau qui a aussi un goût et enfin de la terre qui a une odeur. Ensemencée d'une intelligence cosmique par le Purusha, Prakriti après avoir évolué sous la forme d'éléments, génère des sens de la cognition (ouïe, toucher, vision, goût et odorat), puis des sens actifs de la conation (motion, manipulation, parole, excrétion, procréation), qui ne sauraient être complets sans un ordinateur pour gérer les informations et donner des ordres: le cerveau ou mental, qui n'est que le onzième sens. Ce mental (manas) ne possède-t-il pas une intelligence, au même titre que Mahat? La réponse est non et j'aurais sans doute dû éviter de qualifier Mahat de cerveau. Si manas a une quelconque intelligence elle est limitée à la gestion. Mahat est l'Intelligence Cosmique de Prakriti et buddhi est à l'échelle humaine cette intelligence qui essaie d'inculquer un peu de bon sens au cerveau. Buddhi est l'aurige du char occupé par le guerrier (jiva) et elle en tient les rênes (manas). Buddhi est considérée comme matérielle car elle gère les concepts abstraits avec des mots et des images, qui sont des objets fabriqués par manas, et elle se compose de l'instinct, la raison et l'intuition. On parle de chitta pour désigner l'agrégat manas-buddhi-ahamkāra, le "truc mental" comme dit Vivekānanda. Il est aussi convenu de distinguer l'intelligence transcendantale de l'intelligence phénoménale: celle qui s'intéresse au kshetra-jña et celle qui se préoccupe uniquement du kshetra.
A la fin de la vie de Brahmā, dont chaque journée dure nous le verrons quelques 4 milliards d'années, chaque élément de la création se résorbe dans celui dont il procède (adhi, qui est derrière), et le Purusha perd conscience pour se reposer. A la fin d'une journée de Brahmā (appelée kalpa) seules ses créatures sont résorbées en lui et Vishnu somnole. Là se trouve l'origine de cette image de Vishnu somnolant dans "le giron" des anneaux de Shesha, le serpent nāga éternel et infini (ananta), au milieu des eaux (Nārāyana), lorsqu'il n'est pas occupé à redresser l'ordre cosmique. Pour compléter cette iconographie populaire, au début de chaque création, Vishnu sort de l'œuf d'or et il se laisse flotter sur les eaux. De son nombril jaillit un lotus et dans le lotus apparaît Brahmā. Comme l'indique l'accentuation sur le a de Brahmā, il émane du Brahman mais n'est pas le Brahman. Cependant il est souvent dit que Brahmā s'est auto-créé, ce qui sous-entend que, lorsque Vishnu somnole, Brahmā cesse simplement d'être manifeste pour revenir en existence lorsqu'il s'éveille: il jaillit de ses pensées et est une forme de lui. Ce qui m'amène aux "formes" divines.
Il existe nous dit-on d'autres sphères que la terre, où séjournent des dieux accomplissant des fonctions dans l'ordre cosmique, dotés de qualités (et de défauts car une qualité est finie, donc imparfaite). Le simple fait de le concevoir ne leur apporte-t-il pas une certaine crédibilité? Ne suffit-il pas en effet de concevoir une chose pour qu'elle existe? L'univers est en nous, une chimère, et il suffit de s'en abstraire pour qu'il se dissipe. Par la māyā d'Hiranyagarbha l'univers est créé et il est dissout lorsqu'il se résorbe en Sambhū. L'horloge du temps marque la première seconde lorsque l'univers est conçu et les dieux eux-mêmes s'estompent lorsque Sambhū n'a plus conscience d'eux, jusqu'au prochain tic de l'horloge. Ces dieux sont l'existence même des choses qu'ils représentent, leur part de vérité (sattva), leur ahamkāra. Pour commencer par Indra qui est la personnification de cet ahamkāra, présidant au paradis où vont séjourner ceux qui n'ont su en faire abstraction. Les dieux et déesses (deva et devi) président à des fonctions ou des qualités complexes, moins essentielles que le bien, l'énergie et l'ignorance, telles que: la beauté physique, la sagesse, le devoir, la modestie, le pouvoir. Indra est aussi le pouvoir, celui qui préside à la communauté des dieux. Ils ont été choisis pour cela parce que leur personnalité (samskāra), développée au cours des créations antérieures, les prédisposait à cette fonction. Ils sont l'essence de certains pouvoirs et le pouvoir de chacun est limité. Dans la hiérarchie des trois mondes de la matière inanimée, des énergies et du spirituel ( en termes imagés buh, bhuvah, svah), correspondant au trois gunas tamas, rajas et sattva respectivement, nombre d'entre eux ont une nature propre au deuxième, celui des énergies (rajas). Brahmā lui-même, le "plus ancien" des dieux, l'auto-créé, est action pure, puisque sa fonction est de parachever la création, et il a cette qualité de la nature: le rajas. Il crée indifféremment des choses agréables et des désagréables, des dieux et des démons, car l'univers est un tout et toute créature a sa fonction. Brahmā est dit-on rouge, comme une des couleurs de la coupe, rouge comme l'action et la passion. Vishnu, qui est déjà une forme, a par conséquent une qualité et une fonction: il est le sattva (le bien, le vrai) et il préside au contrôle des activités des créatures de Brahmā. Il ne dédaigne pas jouer de temps en temps le rôle de redresseur de l'ordre cosmique en s'incarnant. On représente Vishnu de couleur bleue, comme le sattva, sans doute parce que le ciel est bleu et que c'est toujours vers là haut qu'on tourne les yeux quand on en appelle à Dieu. La création doit avoir une fin, comme les journées de Brahmā, ou à une échelle temporelle plus courte la vie humaine, l'année, les saisons, le jour terrestre. De même que Brahmā émane de Vishnu, Shiva émane de Brahmā et il est le destructeur des mondes à la fin des temps. Sous une forme imagée, Rudra naît du front de Brahmā alors qu'il éprouve de la colère et son nom signifie celui qui crie (comme le bébé à la naissance). Shiva est blanc et on peut y voir deux raisons. La première est que Shiva est le pur et le blanc (arjuna) est la couleur de la pureté, de l'innocuité. Cependant, en liaison avec ce qui vient d'être dit sur les gunas, la naissance de Shiva dans la colère et son association à la fin des créatures, résorbées en Prakriti à la fin du kalpa, j'y vois une deuxième raison. Shiva est non seulement la fin des créatures mais aussi leur protecteur et il est étroitement lié à la nature, dont paradoxalement il s'efforce de s'abstraire (sujet sur lequel il faudra que je revienne). Or la nature et les créatures issues d'elle sont ignorantes et en ce sens le blanc est la couleur de l'ignorance, le tamas. Vishnu, Brahmā et Shiva forment ce que l'on appelle la trimūrti, la trinité hindoue. Le mot de trimūrti est parfaitement choisi, mūrti étant la forme et, par extension, la représentation, l'image, l'idole, devant laquelle les hommes se prosternent et à qui ils s'adressent lorsqu'ils sont incapables de regarder en eux pour y trouver l'ātmā. L'ātmā est le soi-même, la vraie existence intemporelle et persistante, au delà des créations, et elle est de même essence que le Parama-ātmā qui imprègne l'univers. Les devas, devis, adityas, daityas, et autres qui peuplent les lokas, quel que soit leur nombre et leurs pouvoirs ne sont que des formes, non-persistantes, à l'existence questionnable, des chimères de la māyā divine, appelées à se résorber lorsque cesse le "rêve", que la toile de Brahmā est effacée. Brahmā, Vishnu et Shiva ne sont eux-mêmes que des formes, "le début, le milieu et la fin", que se donne le Purusha dans son activité. L'image de Shiva naissant du front de Brahmā sous-tend une autre idée. Ayant créé, Hiranyagarbha pense à se résorber en lui-même. Shiva est le grand yogin qui pour se fondre dans le seul Etre existant vraiment doit mettre un terme à l'univers qu'il a créé.
[Elodie] Et les rishis dans tout cela?
[Le traducteur] J'allais oublier quelque chose d'essentiel à la compréhension de la société brahmanique. Les brahmins sont, je te l'ai dit, ceux qui connaissent le Brahman, et leur nom en sanskrit est en fait brāhmana, le ā étant un qualificatif comme Vāsudeva est le fils de Vasudeva et Bhāgavata Purāna est l'ensemble des vielles histoires se rapportant à Bhagavān. Les rishis sont les sages célestes, émanant de Brahmā, directement ou nés d'un autre rishi, ceux qui en connaissent le plus au sujet du Brahman et en particulier les lois de l'univers inscrites dans les Vedas, le livre de la connaissance. Comme dans la société humaine, des entités différentes et indépendantes président au pouvoir et à la loi. Les devas et devis sont le pouvoir, les rishis sont la loi.
[Elodie] Tu me citais une phrase de Krishna disant qu'il est derrière le sacrifice. Que veut-il dire par là?
[Le traducteur] C'est un point très important du Bhagavad Gītā sur lequel on ne saurait trop insister. Ce n'est pas pour rien que l'on appelle la terre le karma-bhūmi, la sphère du karma. Dans toute action il y a un acteur, une action et un objet de l'action et la connaissance des trois est le sujet de l'investigation dont Krishna nous parle dans le Gītā. Lorsque l'action a pour but de satisfaire les propos de la créature il s'agit du karma proprement dit, qui a pour conséquence des fruits désirables et indésirables. Lorsque l'incarnée, jiva, est dévouée à Bhagavān, le Parama-ātma, les actions du corps qu'elle habite sont elles-mêmes vouées à Lui. Elles sont sans conséquences pour elle, ce sont des actes blancs, des sacrifices. Ces sacrifices peuvent être de diverses natures, tel que la recherche de la connaissance, des actes désintéressés au profit de la communauté, ou des offrandes symboliques. Agni est le symbole du sacrifice car il consume les offrandes et un shloka du Bhagavad Gītā (shloka 19 de la section 4) dit que les actions du dévot qui ne recherche pas la satisfaction de ses intérêts sont brûlées par le feu de la connaissance. Mais développer plus nous engagerait dans un autre sujet de conversation, celui du yoga et plus précisément du karma-yoga. Cette conception élargie du sacrifice ne doit pas pour autant inciter à minimiser l'importance du sacrifice rituel, que l'on retrouve dans toutes les religions. Il ne faut pas le concevoir comme une offrande à un dieu pour l'apaiser ou obtenir de lui une grâce, même si pour beaucoup il n'est que cela. C'est un symbole universel de la reconnaissance du principe de base que la vie elle-même est un sacrifice. Krishna énonce cette idée très clairement dans le shloka 24 de la section 4 du Bhagavad Gītā: "Brahman est l'offrande, Brahman est le beurre, Brahman est le feu qui le consume et Brahman est le royaume spirituel vers lequel se dirige l'âme par son activité immergée dans le Brahman."
Pour conclure cette brève introduction à la métaphysique orientale (dont les principes de base valent aussi pour les courants de pensée bouddhiste, jain ou brahmo) la différence essentielle avec la conception occidentale de l'existence sur laquelle il me semble important d'insister est que cette existence est conçue comme un Tout indivisible (advaita). Ce qui existe vraiment dans l'absolu, en tout lieu et en tout temps, infini et éternel, est harmonie. La vérité, qui est un des trois piliers de la religion avec la non-violence et la générosité, réside dans cette harmonie. La vérité d'une symphonie ou d'un poème, qui sont des formes avancées de création humaine, ne réside pas dans leur architecture, les notes, les mots et les mètres qui les composent, mais dans leur harmonie inexplicable qui s'adresse directement au coeur. En tant qu'individu doté de sens et d'un ego on est susceptible de percevoir des aspects partiels de la vérité dans la réalité qui nous entoure, mais cette réalité comporte aussi des mensonges concoctés par l'ego. La Vérité, celle qui ne dépend ni du lieu où l'on se trouve ni de l'instant où l'on vit, ne peut être comprise qu'en s'affranchissant de l'ego. La délivrance (moksha) à laquelle aspire le croyant n'est pas seulement celle des souffrance de la vie matérielle mais également celle des désirs et des ambitions qui limitent le champ de vision de l'individu s'accrochant à son ego. Celui qui s'affranchit de ce carcan de l'ego acquiert un champ de vision infini (ananta) et jouit d'une joie sans bornes (ananda) car en communiant avec le Brahman il n'a plus rien à acquérir. Rabindranath Tagore dit dans "Creative Unity": "Celui qui a conscience de son individualité cherche à prospérer en amassant les choses qui sont autour de lui. Celui qui y renonce et donne s'unit au monde et le possède tout entier." Cette joie sans bornes qu'on appelle ananda réside dans le don. A quoi bon l'univers si ce n'est pour le donner? Celui qu'on nomme Purushottama ou Paramatma ne cesse de donner et n'a rien à recevoir. C'est en quelque sorte son sacrifice. Le sacrifice est le don pour le bien-être de l'univers et chacun doit donner un peu selon ses moyens. Sur la base de ce grand principe de l'indivisibilité de ce qui existe, constituant la Vérité essentielle (Om Tat Sat), et de son corollaire - la Vérité est incompréhensible à moins de se fondre dans le Brahman - toute croyance impliquant l'harmonie, la non-violence, le respect et la générosité mérite le titre de religion. Peu importe qu'elle soit moniste, monothéiste, polythéiste, panthéiste ou humaniste, puisque celui qui la pratique n'est capable d'entrevoir qu'une part de la Vérité. Krishna dit (Gita section 7 shloka 21): Quelle que soit la forme de religion que tu pratiques avec foi, cette foi je la soutiens.