Mahābhārata Livre 3 - Vāna Parva Histoire de Nala et Damayantī
Section LVIII    Le démon Kali

Alors que les resplendissants gardiens des mondes retournaient (aux cieux) après que la fille de Bhīma eut choisi Naishada, ils rencontrèrent Dvāpara et Kali qui venaient vers eux. En voyant Kali, Shakra le pourfendeur de Vala et Vritra dit: "O Kali, dis-nous où tu vas avec Dvāpara." Kali lui répondit: "Nous allons au svayamvara de Damayantī, et je l'obtiendrai pour épouse, mon cœur s'étant fixé sur cette demoiselle." Entendant cela, Indra lui dit avec le sourire: " Ce svayamvara est déjà fini. Sous nos yeux elle a choisi Nala comme époux." Sur cette réponse de Shakra, Kali, le plus vil des hôtes célestes, fut empli de colère et il dit aux dieux: "Puisqu'en présence de dieux elle a choisi un mortel pour seigneur, il sied qu'elle subisse une grande catastrophe." Les hôtes célestes lui répondirent: "C'est avec notre bénédiction que Damayantī a choisi Nala. Quelle demoiselle ne choisirait pas le roi Nala doté de toutes les vertus? Accompli dans toutes les tâches, se conduisant toujours avec rectitude, il a étudié les quatre Vedas ainsi que les Purānas qui sont considérés comme le cinquième. Il vit sans se rendre coupable de violence envers les créatures, dit la vérité, est ferme dans ses vœux et dans sa maison les dieux sont gratifiés par des sacrifices conformément aux rites. Ce tigre parmi les hommes, ce roi semblable à un lokapāla, est le siège de la vérité, l'indulgence, le savoir, l'ascétisme, la pureté, le contrôle de soi et la tranquillité de l'âme. O Kali, l'insensé qui projette de maudire Nala, alors qu'il est doté de ces qualités, se maudit lui-même et s'autodétruit en le faisant. O Kali, celui qui cherche à maudire Nala qui est couronné de ces vertus sombre dans le large puits sans fond de l'enfer où règnent les tourments." Ayant dit cela à Kali et Dvāpara, les dieux repartirent pour les cieux. Quand ils furent partis, Kali dit à Dvāpara: " Je suis incapable, O Dvāpara, de juguler ma colère. Je maîtriserai Nala, le priverai de son royaume et il ne se divertira plus avec la fille de Bhīma. Il t'appartient de m'aider en entrant dans les dés."

De la nature des yugas et des asuras

Dvāpara et Kali sont les personnifications de deux des quatre âges (yugas) constituant la journée de Brahmā. Le Mahābhārata se passe à la fin du dvāpara yuga. Voici ce que dit le Bhāgavata Purāna dans la section XII à propos de ces âges. Pendant l'âge krita (l'âge d'or, le bon, le parfait, de vérité, qui précède les autres mais est le quatrième dans la numérotation), Dharma marche sur quatre jambes: la vérité, la compassion et l'austérité règnent sur le monde et les hommes naissent dans la caste des brahmins. Au cours de l'âge tretā (dont le nom signifie le numéro trois), un quart de chacune des "jambes" de Dharma est handicapée par les quatre "jambes" d'Adharma: fausseté, violence, insatisfaction et discorde. Les hommes pratiquent des rites et des austérités mais sont sujets aux cinq péchés inhérents à la vie active. Au cours de l'âge dvāpara (le numéro deux), les quatre "jambes" de Dharma, qui sont l'austérité, la véracité, la bienveillance et la charité sont amputées de moitié. Les hommes sont avides de gloire, font des sacrifices et étudient les Vedas, mais pour satisfaire leurs espoirs personnels. Brahmins et kshatriyas sont encore les castes les plus honorées. Au cours de l'âge kali (le perdant, le pire, le numéro un), il ne reste plus à Dharma qu'un quart de ses "jambes". Les hommes sont emplis de convoitise, hostiles et sans merci. Les shūdras deviennent la caste prééminente. La richesse devient le signe de noblesse, les hommes se marient selon leur plaisir sans respect de l'ordre social. Ils n'ont plus des activités de leur âge, conformes à la règle des āshramas et n'observent plus de vœux. Ils ne font plus leur toilette correctement, portent des cheveux longs, se contentent de visiter des lieux saints au lieu de suivre l'enseignement d'un guru. Prendre soin d'une famille est regardé comme un talent et les rapports sexuels en dehors du mariage sont répandus. Les kshatriyas deviennent des bandits de grand chemin. Règnent alors sécheresses et famines, maladies et irréligion. Les quatre varnas deviennent équivalents et des quatre āshramas ne reste que celui de maître de maison. Le terme de parent ne s'applique plus qu'aux époux. Alors le Seigneur de l'univers s'incarne pour mettre fin à sa création.
Ce kali yuga a débuté lors de la mort de Krishna, quelque temps après Kurukshetra. Régnait alors Parikshit, fils d'Abhimanyu. Ce qui suit est rapporté dans la section I du même Purāna. Au cours de ses conquêtes il captura un shūdra du nom de Kali qui se prétendait roi et molestait une vache (personnification de la terre) et un bœuf marchant sur une patte (personnification de Dharma). Cela se passait sur le champ de Kurukshetra. Par compassion, Parikshit ne tua pas le shūdra qui se prosternait à ses pieds mais l'exila. Il lui donna cinq demeures du nom de mensonge, vanité, passion, ignorance et animosité. Bien entendu, dès que Parikshit fut mort, Kali s'en échappa.
Le concept des yugas est en rapport avec celui d'évolution. Au cours de l'âge de vérité les créatures sont pures et n'ont pas besoin de règles de conduite. Puis (au cours de l'âge numéro trois) elles découvrent la causalité et deviennent politiques. L'enseignement des Vedas devient nécessaire pour qu'elles respectent leurs devoirs. Peu à peu ceux-ci ne sont plus dans leur nature et elles s'y conforment en espérant en tirer profit (c'est l'âge numéro deux). Ce principe d'évolution qui découle naturellement de la conception sānkhya de la création ne doit pas être considéré comme un point de vue pessimiste. En fait les Upanishads et Purānas suggèrent dans leur langage imagé que les créatures, qui sont des émanations divines, acquièrent de plus en plus de liberté en même temps que de capacité de jugement. Le degré de difficulté du jeu de la vie augmente en corrélation avec leur expertise, comme dans les jeux électroniques. L'ordre de numérotation de ces âges a d'ailleurs un rapport avec la règle du jeu de dés, dont je te reparlerai ultérieurement. Le numéro quatre est le gagnant et le un est le perdant.
Venons-en à la question des démons et des enfers, dont Indra menace Kali. Il est paraît-il des lieux souterrains où aiment résider les Dānavas, Daityas, et autres créatures avides de pouvoir, que nous visiterons lors de la lecture de l'Udyoga Parva. Leur situation sous terre ou sous l'océan est emblématique de leur aversion pour la lumière, qui est synonyme de la connaissance, i.e. de leur état d'ignorance. Quelques sections des Purānas parlent des enfers (Bhāgavata Purāna - section III.30 et Shiva Purāna - Unasamhita Parva sections 8 et 9). Mais le Bhāgavata Purāna précise: "Certains disent que les paradis et les enfers ne sont ailleurs qu'ici (sur terre), parce que toutes les formes de torture que l'on peut subir aux enfers existent ici." "L'âme incarnée (jīva) est induite en erreur par la māyā divine au point qu'en enfer même elle trouve le plaisir et ne veut pas abandonner son corps (démoniaque)" Le pire enfer y est appelé andha-tāmisra, qui signifie l'obscurité la plus obscure. Elle y sombre dans l'oubli et doit subir des renaissances sous des formes inférieures, ignorantes.
Le Shiva Purāna qui est plus prolifique sur la description des tortures exercées sur les damnés en enfer dit entre autres ceci:
"Dans les feux infernaux les pécheurs sont rôtis et desséchés par diverses tortures jusqu'à ce que leurs actions soient expurgées. Comme le métal est fondu dans le feu pour en retirer les impuretés, les pécheurs sont placés en enfer pour leur enlever leurs péchés. Leurs mains sont attachées et ils sont battus, suspendus aux branches de grands arbres par les serviteurs de Yama. Alors qu'ils sont suspendus en l'air, des poids énormes sont attachés à leurs pieds. Accablés par ces poids, les pécheurs commencent à réfléchir à leurs mauvaises actions et se tiennent tranquilles et immobiles. Puis ils sont battus avec des aiguillons de couleur ardente et des barres de fer par les terribles serviteurs de Yama. Puis ils sont barbouillés d'acide rougeoyant plus insupportable que le feu. Leurs membres sont coupés, déchirés, arrachés et couverts de métal en fusion. Ils sont rôtis comme des aubergines dans des chaudrons de fer portés au rouge. Ils sont ensuite jetés dans des puits remplis d'ordures, grouillant de vers, ou bien de graisse putride et de sang. Ils sont mangés par les vers et les corbeaux."
Ils subissent aussi des punitions spécifiques à leurs péchés: "La bouche de celui qui s'est montré cruel envers ses parents et leur a fait des reproches est rempli de fèces et de vers." "Les hommes qui se complaisent dans des unions illicites avec les épouses des autres sont forcés d'enlacer des images de ces femmes faites en fer rouge." Certains de ces châtiments durent jusqu'au jour de la dissolution "finale" de l'univers. Comme l'ouvrage est écrit par les dévots de Shiva, ceux qui subissent ce sort peu enviable de rester en enfer jusqu'à la fin de la journée de Brahmā sont bien entendu ceux qui ont profané ses temples et leurs alentours.
Ce que je vais t'en dire maintenant est mon opinion tout à fait personnelle et j'en porte seul la responsabilité. La foi hindoue présente de nombreuses variantes auxquelles on peut associer des degrés dans la dualité de la relation entre l'homme et Dieu. Les Shivaïtes sont ceux qui en ont la conception la plus duale, proche de celle qu'en ont ceux qui basent leurs convictions sur la Bible. La conception de Dieu par ces derniers est celle d'un Etre Supérieur bienveillant, miséricordieux mais aussi implacable. Le Shiva Purāna accorde une importance essentielle aux rites. Les Vishnaivites sont ceux qui ont une conception du divin la plus proche du Brahmanisme et des concepts développés dans le Bhagavad Gītā. Il existe des règles, appliquées avec impartialité, et la miséricorde s'applique en premier lieu envers soi-même. C'est pour cela que la personne démoniaque peut se complaire en enfer, par ignorance. Si l'on analyse attentivement la portée de cette association de l'impiété avec l'ignorance (tamas), l'enfer c'est le déni de la personne spirituelle, la vénération de l'ego matérialiste et son plus grand châtiment est qu'il est appelé inéluctablement à périr.