Mahābhārata Livre 12 - Shanti Parva Le livre de la paix
Section CCCIV Les errements de l'âme incarnée

Ce texte, qui est extrait de l'enseignement de Vasishtha à Janaka, roi de Mithila, nous ramène au sujet de l'âme effleuré avec Manu.
[Vasishtha] En conséquence de son insouciance, l'âme (ou propre de la personne - atman) suit la voie de l'ignorance et obtient des milliers de corps l'un après l'autre. Elle aboutit à des milliers de naissances dans les ordres intermédiaires et parfois parmi les dieux en conséquence de son association avec une qualité (ou attribut - guna) particulière et de la puissance de cette association.
Les demi-dieux et asuras ne sont que des personnifications des puissances, purement matérielles ou comportementales, leur transcendance sur le plan des énergies - dans la sphère nommée bhuva. Supposons qu'une personne sur terre soit mue uniquement par le devoir ou le désir, sans jamais manifester de colère, peur, agressivité, tendance au mensonge, etc... elle devrait logiquement se fondre en Dharma ou Kama après avoir quitté le monde des hommes. Sinon elle peut aussi accéder au domaine des dieux sous une forme mixte.
Du monde des humains elle accède à la sphère des dieux et de là revient dans le monde des humains puis sombre dans un enfer pour de longues années. Comme le ver qui fabrique un cocon autour de lui-même au moyen de fils l'enfermant de tous côtés, l'âme, bien qu'en vérité transcendant tous les attributs, s'investit de toutes part d'attributs (dans des associations qui sont comme autant de fils). Bien que transcendant le bonheur et le malheur, elle s'y soumet d'elle-même. C'est ainsi aussi que, bien que transcendant les maladies, l'âme se considère comme affligée de maux de tête, inflammations oculaires, rages de dents, affections poitrinaires, hydropisie, soif brûlante, inflammation des glandes, choléra, dépigmentation cutanée et lèpre, brûlures, asthme et tuberculose, épilepsie et toute autre maladie qu'on peut observer chez les créatures. (La maladie appelée vitiligo, consistant principalement en décolorations localisées de la peau, est bénigne mais stigmatisée par l'entourage. En partie d'origine génétique, son incidence dans la famille est une calamité pour les jeunes en âge de mariage.) En proie à l'erreur, elle se considère comme étant née parmi les créatures des ordres intermédiaires (animales), parfois parmi les dieux, elle endure les misères et jouit des fruits de "ses" bonnes actions. Affligée par l'ignorance (qui est la seule maladie qu'elle puisse attraper), elle se croit parfois vêtue de blanc et gisant sur le sol (morte), parfois de quatre pièces de vêtement, ou avec les bras et les jambes repliés comme une grenouille, ou assise bien droite dans la position de méditation de l'ascète, ou couverte de haillons. Elle se croit assise ou couchée sous la voûte céleste ou bien encore dans des maisons faites de briques et de pierres, sur des pierres rugueuses ou des cendres, la terre nue, un champ de bataille, dans l'eau ou la boue, sur des planches ou dans diverses sortes de lits. Elle se croit la proie de désirs, maigrement vêtue d'herbes ou totalement nue, ou au contraire habillée de soie et de peaux d'antilope noire (blackbuck), ou de lin et de peaux de mouton (plus rustiques mais très confortables), ou de peaux de tigre et de lion, d'un tressage de chanvre, d'écorces d'arbre et produits de plantes épineuses (des vêtements d'ascète) ou de diverses autres sortes de vêtements qu'il serait long d'énumérer. L'âme croit parfois se nourrir une fois par jour à la même heure, ou à la quatrième, la sixième et la huitième heure du jour (les veilles de trois heures appelées praharas), une fois tous les dix ou douze jours, une fois par mois. Elle croit, poussée par le désir de remporter des victoires, se nourrir seulement de racines ou de fruits, subsister uniquement d'air ou d'eau, ou bien de gâteaux faits de balles de sésame, de lait caillé et de bouse de vache, d'urine de vache, d'herbes, fleurs et mousses, de feuilles mortes et fruits tombés sur le sol, et que sais-je encore. (Personne ne se nourrissait de bouse et d'urine de vache, mais elles étaient utilisées comme médications. Toutes les denrées mentionnées sont supposées constituer la nourriture d'ascètes "désireux de remporter des mérites"). L'âme croit avoir adopté le vœu de chandrayana (Celui qui consiste à suivre la marche de la lune dans son régime de jeûne, en réduisant sa nourriture d'une bouchée chaque nuit sans lune et la ré-augmentant d'une bouchée dès le premier quartier.), en accord avec les rites ordonnés par les écritures, ou diverses autres sortes de vœux et régulations, ou bien suivre les devoirs prescrits pour les quatre âges de la vie (ashramas), voire même avoir abandonné tout devoir ou certaines des tâches de chaque âge de la vie et autres pratiques caractéristiques du pervers impie. L'âme croit jouir de la retraite dans des endroits retirés, de l'ombre charmante des montagnes et du voisinage rafraîchissant de sources ou fontaines, des berges isolées d'une rivière, de forêts retirées, de lieux sacrés dédiés aux dieux, de lacs et réservoirs d'eau ignorés par l'homme dans ses chasses besogneuses, de grottes pourvoyant à l'hébergement. L'âme croit être en train de réciter divers mantras secrets (aux pouvoirs puissants) ou de pratiquer diverses sortes de vœux, austérités et sacrifices, faire des dons de diverses natures aux indigents, aveugles et impotents. L'âme croit avoir adopté les usages des marchants ou ceux des brahmins et trois autres ordres. Investie de l'ignorance, l'âme adopte différents attributs sattva, rajas et tamas et (poursuit différents objectifs) dharma, artha et kama. Sous l'influence de Prakriti, l'âme subit des modifications, adopte, observe, pratique tout cela et considère qu'elle est cela. L'âme croit que c'est elle qui s'emploie à prononcer les mantras sacrés svaha, svadha et vashat (formule de salut, de présentation des offrandes et de clôture du sacrifice), à se prosterner devant ceux qu'elle considère comme supérieurs, à officier à des sacrifices, enseigner à des pupilles, faire des cadeaux et en accepter, étudier les écritures et autres actes de même nature. L'âme se croit concernée par la naissance et la mort, les disputes et les massacres. Toutes ces choses constituent la voie de l'action (pravritti), dit le lettré. C'est la Nature qui cause la naissance et la mort. C'est l'Ame Suprême qui, lorsque vient le temps de l'universelle dissolution, rétracte tous les objets et attributs et existe seule, comme le soleil qui le soir rétracte ses rayons, et qui, quand vient le temps de la création, les crée et les disperse à nouveau comme le soleil répand ses rayons quand vient le matin.
C'est ainsi que "pour le sport" (dans un but ludique) l'âme se considère sans cesse investie dans ces diverses conditions qui sont ses formes et ses attributs, infinis en nombre et lui procurant du plaisir. C'est de cette façon que l'âme, bien que transcendant les trois attributs, s'attache à la voie de l'action et modifie Prakriti en l'investissant des trois attributs ainsi que de la naissance et de la mort (Elle l'investit du temps qui est le cours de l'action et dont la naissance et la mort sont le début et la fin). Ayant opté pour la voie de l'action, l'âme considère que chaque acte en particulier est investi de qualités particulières et produit des fins spécifiques. O monarque, cet univers tout entier est aveuglé par les attributs rajas et tamas de Prakriti. C'est parce qu'elle s'est investie dans Prakriti que viennent sans cesse (l'affecter) ces paires d'opposés productrices de plaisirs et de chagrins. C'est en conséquence de cette ignorance que l'incarnée (jiva) imagine qu'elle doit passer par ces misères et aller ensuite dans la sphère des dieux jouir de la félicité que lui méritent ses bonnes actions. C'est par ignorance que jiva pense qu'elle doit assurer son bonheur: "En ne faisant perpétuellement que des bonnes actions je peux avoir le bonheur dans cette vie ainsi que dans celles à venir. Cependant mes actions peuvent aussi m'apporter des peines sans fin. Le statut d'être humain est lourd d'une grande misère car c'est par lui que l'on sombre dans l'enfer. Depuis l'enfer cela prendra de nombreuses années avant que je revienne au statut d'être humain et atteigne ensuite celui de dieu. De là je retomberai à nouveau dans celui d'être humain et sombrerai dans l'enfer une fois de plus." (Se dit-elle dans son état d'ignorance). Celui qui se considère comme étant cette combinaison des éléments primordiaux et des sens soumise à la réflexion du chit (ou chetas: l'intellect composé du mental, de l'intelligence et de la volonté), investie par l'âme, doit encore et encore voyager entre la sphère des dieux, celle des humains et l'enfer. Toujours sous la tutelle de l'idée du moi, jiva doit subir ce cycle de renaissances. Elle doit passer par des millions et encore des millions de naissances sous différentes formes successives, toutes destinées à mourir. Celui qui commet des actions sur cette voie, porteuses de bons et mauvais fruits, doit assumer des formes successives dans les trois mondes et jouir ou endurer les fruits correspondants. C'est la Nature qui cause les actes bons et mauvais et c'est elle (à travers la créature matérielle) qui en récolte les fruits dans les trois mondes. Car c'est la Nature seule qui suit la voie de l'action. Le statut des êtres intermédiaires, humains ou dieux tout aussi bien, trouve son origine en Prakriti non encore investie des attributs. Son existence est concrétisée seulement en conséquence de ses actes.
Prakriti est la Nature non manifeste et elle devient la Nature manifeste - appelée toujours Prakriti - une fois investie de l'intelligence cosmique Mahat. Ce que dit Vasishha ici est que, à l'échelle cosmique, Mahat définit les activités de Prakriti. Tant que Mahat n'opère pas la Nature n'a pas d'existence réelle. C'est l'Ame Suprême qui met en opération Mahat et décide que Prakriti entre en mode d'action. C'est le début du Temps. A une échelle "inférieure", jiva se croit investie d'un ego et en conséquence son existence se concrétise en une créature dont les activités sont gérées par le "chit".
De la même manière, la personne (ici nommée avec justesse purusha car elle est atman lorsqu'elle est dépourvue d'ego et jiva dans le cas contraire), bien que n'ayant pas d'attributs par essence, trouve son existence concrétisée en conséquence des actes accomplis par le corps à son instigation. Bien qu'elle ne soit pas sujette à de quelconques modifications et soit le principe actif qui mette en mouvement la nature, cependant, dès qu'elle entre dans un corps qui est uni aux sens de la connaissance et de l'action (dits cognitifs et conatifs), elle considère que tous les actes de ces sens sont les siens. Les cinq sens de la connaissance en commençant par l'ouïe (car c'est celui de l'espace et du son, en commençant par la syllabe Om) et ceux de l'action en commençant par la parole, unis aux attributs sattva, rajas et tamas, s'engagent dans de nombreux objets (d'action). L'incarnée imagine que c'est elle qui accomplit les actes de sa vie et que les sens de la connaissance et de l'action lui appartiennent, bien qu'en vérité elle en soit dépourvue. Bien que dépourvue de corps, elle imagine qu'elle a un corps. Bien que dénuée d'attributs, elle s'en considère comme dotée. Bien que transcendant le temps, elle imagine qu'elle est sous son contrôle. Bien que dénuée de compréhension, elle s'en considère comme dotée et, bien que transcendant l'agrégat (des vingt-quatre), elle se considère comme en faisant partie. Bien qu'immortelle, elle se considère comme capable de mourir et, bien qu'immobile, elle se considère dotée de mouvement (action). Bien que dépourvue d'une enveloppe matérielle, elle s'en considère investie (à la naissance) et, bien que non-née, elle se croit investie d'une naissance. Bien que transcendant l'austérité, elle s'y engage et, bien que n'ayant pas de fin, elle croit possible d'atteindre différentes fins. Bien que dépourvue de mouvement et de naissance, elle se croit dotée des deux et, bien que transcendant la peur, elle se croit capable d'avoir peur. Bien qu'indestructible, elle se croit destructible. C'est ainsi qu'en proie à l'ignorance, l'âme se voit elle-même.
L'enseignement prodigué par Vasishtha dans cette section du Shanti Parva, après un préambule typique du Mahabharata, est d'une portée qui mérite grande réflexion. On trouve rarement exprimé dans les textes anciens, autrement que par des sous-entendus, que les séjours dans les autres sphères divines ou démoniaques (spirituelles ou de pure ignorance) sont eux aussi des effets de l'illusion dans laquelle se complet l'incarnée. Il n'y a pas d'autre récompense ou punition que celle que l'on s'impose à soi-même par investissement dans pravritti: la voie de l'action. Une autre idée intéressante, reprise par Tagore dans sa tentative de définition de la réalité, est que la personne n'a d'existence réelle que tant qu'elle est active (R. Tagore, La religion de l'homme). Nivritti est en quelque sorte la voie de l'anéantissement. En parallèle à ces considérations sur le contenu du texte, je tiens à attirer l'attention sur l'art démontré par son auteur dans l'attribution d'un style particulier à chaque personnage. Les discours de Vasishtha sont toujours d'une rigueur sans faille et d'une clarté limpide, car il est le sage le plus accompli. Ceux d'un Bhishma ou d'un Narada sont un peu plus confus et témoignent de l'emprise que l'illusion du matériel, où l'ego, exerce sur eux.