Mahābhārata Livre 12 - Shanti Parva Le livre de la paix
Bouddhisme: le véhicule du karma

-Quelle différence y a-t-il entre la théorie de la délivrance exposée dans le Shanti Parva et celle des bouddhistes?
-Il n'y a pas un seul mot dans le Mahabharata qui laisse à penser que son auteur avait connaissance des idées de Siddharta Gautama dit Buddha. Cependant en dire quelques mots dans ce livre semble s'imposer, ne serait-ce que pour confirmer cette affirmation. On peut dire avec certitude du bouddhisme que c'est un courant de pensée brahmanique fondé sur les mêmes concepts que les Upanishads. Il est difficile d'exposer la pensée de Buddha sans lui prêter des idées qu'il n'a jamais exprimées, car ses disciples n'ont pas manqué de le faire. Son principe de base était de ne se prononcer que sur ce dont il pouvait juger par l'expérience. Il était un scientifique avant la lettre, ce qui explique le regain d'intérêt que suscite son point de vue à l'époque moderne. Ce qu'après coup on appela la religion bouddhiste fit de nombreux adeptes en Inde pendant quelques siècles puis fut rejeté par le plus grand nombre, non pas parce que la tournure d'esprit scientifique leur était étrangère ou que Buddha ait renié sa culture, mais encore une fois parce que sa philosophie abstraite a été dénaturée dans les développements qu'en ont fait ses disciples.
Ne prenant en considération que ce qui peut être appréhendé par les six sens (manas inclus), il constate que la créature vivante (la forme: rupa) n'est que devenir sans existence permanente. Il en est de même de la conscience (qu'il appelle nama). Elle change encore plus rapidement que la forme, dans une fraction de seconde, et les scientifiques modernes qui nous apprennent qu'elle est multitâche et agit à notre insu ne le contrediront pas. L'ego, en tant qu'entité permanente n'existe pas plus que la forme qu'il désigne et l'atman, ce propre de la personne inaltérable (permanent) qui se véhicule d'une forme à l'autre, n'existe pas non plus. Qu'est-ce qui reste? Le karma. Dans une optique où tout change, c'est le point de vue le plus logique qui soit. Le karma n'a jamais été cette idée mesquine qu'une bonne action est toujours récompensée et un méfait toujours puni. Le karma est ce qui importe à la conscience au moment où l'on agit. Une action désintéressée est exempte de karma et "on" n'en tire aucun bénéfice puisque ce n'est pas ce que "on" cherche. Ceci est vrai aussi bien pour le dévot de Krishna que pour le disciple de Buddha. Le karma est si je puis dire cette dernière vision au moment de la mort dont parle Krishna, qui si elle est empreinte d'un ego, d'une volonté d'agir, de désirs, nécessite de se concrétiser en adoptant une nouvelle forme. Il est ce résidu de la conscience qui se propage, que Bhishma qualifie de chapeau porté par jiva. Buddha nie qu'un substrat appelé atman lui soit nécessaire. Alors disons que c'est une forme d'énergie spirituelle qui se propage. Qu'il soit bien clair que dans un courant de pensée comme dans l'autre, celui qui est mort ne renaît pas. "On" naît à nouveau et ce nouvel être n'a pour seul rapport avec le précédent que d'hériter de son karma. La différence st que "on" pour certains est la personne (atman) et pour d'autres un "courant d'existence". Lorsque ce courant d'existence s'est délivré de son bagage de karma, il n'est plus qu'un " courant de conscience sans faute" et cet état de perfection est appelé nirvana. Il se fond dans l'unité de ce qui a toujours été et sera toujours: Le Brahman dont paraît-il Buddha ne prononce jamais le nom. Pour Buddha, ce "il" est aussi impersonnel que "ce qui a toujours été".
Alors que sur de nombreux autres points il se montre circonspect, le Bodhisattva (l'Eclairé) est beaucoup plus dogmatique quant au sens de la vie. Après avoir observé que les gens vieillissent, souffrent de maladies et meurent, il conclut de son expérience que la vie n'est que souffrance. Ler seul but à poursuivre est d'échapper à cet état d'existence (la vie) composée de rupa et nama. Je ne souhaite pas commenter cette idée. Par contre je trouve très intéressant de rapporter l'image qu'on lui prête pour rendre plus tangible le concept de l'agrégat temporaire rupa-nama. Dans un arc-en-ciel, les gouttes d'eau sont la forme (rupa) et les rayons de lumière sont l'esprit (nama). Le produit de leur rencontre est l'existence (bhava). Cette existence n'est qu'apparence, pure illusion.
On dit de lui qu'il refusa toujours de répondre à la question de l'existence de Dieu. Il croyait indéniablement au Brahman même s'il n'en prononçait pas le nom, mais il ne voyait pas l'utilité de se prononcer sur l'existence de la Personne du Brahman: le Purushottama ou Ishvara. Il est possible qu'il appliquait ce principe de la philosophie scientifique dit de "la raison suffisante" qui statue que: lorsqu'un phénomène peut être expliqué sur la base des principes établis auparavant, il est inutile d'en invoquer de nouveaux. (Mon point de vue personnel est que l'auteur de "la caverne" s'en retournerait dans sa tombe.) En tout état de cause, Buddha appliquait cet autre principe du dharma que nous avons lu: dans l'incertitude il est préférable de se taire plutôt que de prononcer ce qui à l'usage pourrait s'avérer un mensonge. Ses disciples ne pouvaient rester sur cette incertitude et certains adoptèrent le point de vue négatif du nihilisme, tandis que d'autres élevèrent le Maître à la dignité de Bodhisattva et lui élevèrent des idoles, tout en précisant que c'est sa mémoire qu'ils vénéraient. La religion a toujours deux aspects et bien des prophètes regretteraient de ne s'être pas tu si ils savaient ce qu'on a fait en leur nom.
Le dharma des bouddhistes, renommé dhamma, ne diffère guère sur la plupart des points de celui que nous connaissons (celui exposé dans le Shanti Parva), sinon qu'il accorde une plus grande importance à la non-violence (ahimsa) et à la générosité (dana) et une bien moindre à la vérité (sat). A ma connaissance, il n'est pas question de gunas dans cette philosophie et le nom Bodhisattva me laisse perplexe. L'enseignement de Buddha du dharma diffère cependant sur un autre point essentiel: il ne voit aucune utilité au sacrifice et s'y oppose formellement.
En conclusion, Buddha considérait que son enseignement n'était pas une théorie philosophique (darshana) à propos du sens de l'existence et il préférait employer le mot yana: un véhicule, une méthode pour atteindre le nirvana.